Vantés par beaucoup pour leur coût et praticité, les terrains synthétiques se sont imposés dans le paysage du football français. Pourtant, depuis près de dix ans, de nombreuses ombres viennent noircir le tableau. Composants cancérigènes, brûlures à répétition, îlots de chaleur : les granulés noirs en pneu recyclé qui jonchent les pelouses artificielles d ‘ancienne génération sont pointés du doigt pour leur dangerosité. Alors que la Commission européenne a interdit leur vente en 2023, qu’en est-il pour Bordeaux et sa périphérie ?
« L’été, quand on joue sur le synthétique, le sol est brûlant. On le sent dans nos pieds. On est obligé de mettre de l’eau dans nos chaussures.» Dorian Rousseau, défenseur, et Sumo Anderson, milieu offensif en Régionale 2 au FC Talence le sentent : pratiquer sur ce type de revêtement, surtout quand il est usé ou mal entretenu, peut rapidement devenir un enfer.
Les anciens revêtements synthétiques mis hors jeu
Au FC Talence, la majorité des entraînements se font sur pelouse artificielle. Quatre soirs par semaine, pendant plus d’une heure et demie, les joueur·euses foulent le terrain, recouvert de billes noires. Dès les années 1980, ces surfaces connaissent un véritable boom en France. Pouvoir pratiquer qu’importe la météo, préserver l’eau et réduire les coûts d’entretien : les pelouses artificielles ont la cote. « Il pleut souvent. Donc, le synthétique, c’est le terrain que l’on utilise toujours pour nos entraînements », indique Guillaume Ricotta, vice-président administratif du FC Talence. Dans la métropole bordelaise, à proximité de la rocade, on compte 45 terrains synthétiques, soit 30,41% de l’ensemble des terrains.
Mais en novembre 2017, l’enquête du magazine So Foot fait l’effet d’une bombe dans le milieu footballistique : un dossier sur les terrains synthétiques de première génération dévoile la toxicité supposée de certains de leurs composants. Le mensuel s’appuie sur une étude de l’université de Yale (États-Unis) qui fait état de risques de cancer liés à la pratique sur ces gazons synthétiques. En mai 2020, l’entraîneuse américaine Amy Griffin a recensé 239 cas de cancer du sang chez des footballeur·euses évoluant quotidiennement sur des fausses pelouses. Ce sont les granulats qui contiendraient des substances toxiques (plomb, arsenic, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP)), selon l’étude. Composées de restes de pneus broyés, ces petites billes de caoutchouc permettent aux brins d’herbe artificielle de tenir droit et d’améliorer la résistance du terrain.

L’exposition aux HAP, un problème de santé publique Les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) sont un groupe de plus de 100 composés organiques, produits lors de la combustion incomplète de matières organiques (gaz d’échappement des véhicules à moteur diesel, fumée de tabac, incinération de déchets agricoles). La population générale peut être exposée aux HAP par l’inhalation, par ingestion, ou par contact avec la peau. Les HAP sont considérés comme des perturbateurs endocriniens associés à l’augmentation de risque de plusieurs maladies respiratoires et certains cancers. Source : Centre Léon Bérard |
À l’époque des révélations, les différentes expertises se contredisaient : quand certaines se veulent rassurantes, d’autres appellent à la prudence face à l’inhalation de la poussière, ou au contact prolongé avec la peau. En 2018, à la demande du gouvernement français, l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire) publie même un rapport sur le sujet, et conclut à « un risque sanitaire négligeable » pour la santé. Pourtant, l’agence reconnaît des « incertitudes », et un « manque de données ». Car si la concentration en molécules dépasse rarement les normes admises, les scientifiques s’inquiètent de leur « effet cumulatif ». En octobre 2023, la Commission européenne finit par trancher : les équipements de première génération sont interdits à la vente.
« Un risque de surinfection des blessures »
Sur les cuisses ou les bras, quelques joueur·euses du FC Talence nous montrent leurs éraflures. La peau est en réalité brûlée : « Ce n’est pas beau à voir », sourit Evandro Do Amaral Tavares Ferreira, joueur de Régionale 2. Lorsque nous les questionnons, tous et toutes sont unanimes. « Je sors souvent des entraînements avec des bobos », répond Evandro. « On appelle ça des « pizzas » », ajoute Antoine Renon. Une chute ou un tacle : à chaque fois, la blessure est presque inévitable. Alors, chacun·e adapte son jeu, évalue les risques. « Je préfère l’herbe. Sur le synthétique, je réfléchis avant d’attaquer », confie Evandro. « Pendant les matches, tu n’y penses pas, tu te donnes. Tu sors avec de sacrées brûlures », raconte Floria Thebault, joueuse en Régionale 1. Pire : des infections peuvent être déclenchées par ces fibres artificielles. « Il y a un risque de prolifération des bactéries, donc de surinfection des blessures », reconnaît Elouen Massot, préparateur physique au FC Lorient.

©Tetard Louis

« Parfois, je retrouve des billes noires dans les plaies », confie Antoine. Régulièrement en contact direct avec le sol, les gardien·nes sont davantage exposé·es aux risques. Plongeons, genoux au sol : « Les frottements répétés finissent par entamer la peau », explique Elouen Massot. C’est sûr, les billes en pneu des terrains d’ancienne génération sont fortement abrasives. Avec la chaleur, cela s’amplifie. « En été, on ressent une montée des températures. Tu peux le voir au-dessus du terrain, ça fait comme un barbecue ! », décrit Antoine. Un réchauffement pouvant aller jusqu’à 16 °C par rapport au gazon naturel. Maux de tête, vertiges ou malaises : ces îlots de chaleur intra-urbain aggravent les effets nocifs de la chaleur sur les joueur·euses. Et là encore, sans recommandation des autorités sanitaires, il faut composer, bricoler. « Nous essayons de faire des pauses plus fréquentes pour s’hydrater et de privilégier les coins d’ombre », rapporte Davy Debenne, entraîneur de l’équipe R1 féminine au FC Talence.

©Vaillot Thomas
Jouer au football avant tout
« Je pense qu’il faut une vraie transparence sur la composition des billes utilisées, et encourager l’évolution vers des matériaux plus sains », analyse Elouen Massot. Interdites par la Commission européenne depuis deux ans, les collectivités ont jusqu’à 2031 pour remplacer les particules chimiques par des procédés plus naturels, comme les noyaux d’olives ou le granulé de liège.

Les chiffres sont édifiants. Dans le périmètre que nous étudions, la plupart des villes n’ont pas amorcé les travaux de modification. Sur 45 terrains synthétiques répertoriés, 31 sont encore d’ancienne génération. En cause : la contrainte budgétaire. « Dans notre programme d’investissement annuel, il y a un certain nombre de choses à faire. C’est une question de priorités, explique Sophie Rondeau, adjointe à la mairie de Talence en charge de la transition environnementale. Et puis, il y a un décalage entre les nouvelles normes et les solutions proposées par les constructeurs ». À Mérignac, commune voisine, la remise en état du Stade du Jard en 2023 a coûté 1,3 million d’euros à la ville.
Au FC Talence, lorsque que nous évoquons les risques liés à la pratique sur synthétique avec Dorian et Sumo, les deux partenaires de jeu sont interpellés. L’inquiétude se lit dans leur regard : ils nous questionnent sur ce que nous avons pu découvrir durant nos recherches. Dorian, éducateur sportif auprès des plus jeunes, est formel : « Même durant ma formation, on ne m’a pas parlé de ça. C’est pourtant une question de sécurité, surtout quand on voit les enfants se rouler par terre. » Mais, ce qui nous marque surtout, c’est l’évitement de la plupart des joueur·euses.

Conscients des problématiques liées à leur terrain de jeu, l’essentiel demeure de pouvoir jouer au football. « Je sais que le terrain est fait en pneu recyclé, et que ce n’est pas le top. Mais ça ne me fait pas plus peur que ça », avoue Antoine. Evandro, lui aussi, préfère ne pas y penser : « Tant que je joue, c’est le principal ». Pour Ludovic Dubuc, entraîneur de l’équipe R2 masculine du FC Talence : « C’est une chance d’avoir un synthétique. Les enfants peuvent pratiquer toute l’année, le club peut progresser. Vous me dites, « on installe trois synthétiques ici », je suis le plus heureux du monde.» Son collègue Davy Debenne complète : « C’est devenu notre outil de travail ». Dans le quartier populaire de Thouars (Talence), les disparités sociales sont significatives*. L’accès à la pratique du ballon rond en club est alors vécu par beaucoup comme une chance. « Les potentiels risques, c’est la dernière de leur préoccupation. Ils ont tellement d’autres problèmes qu’ils ne pensent pas à ça », confie Guillaume Ricotta. Ajoutez à cela une population particulièrement jeune (37% de 15-29 ans) : « Pour eux, l’important, c’est justement d’avoir accès à leur loisir », conclut le responsable du FC Talence.
* taux de chômage de 13, 3% (pour 7% en France), 32% de cadres et professions intellectuelles supérieures, pour 34,9% d’employé·es et ouvrier·es (INSEE).
Les synthétiques, des terrains traumatisants C’est une « simple » blessure qui provoque un tollé dans le football français. En 2016, à la vingt cinquième minute du match de Ligue 1 Lorient-Lille, le nordiste Sofiane Boufal se tord le genou sur la pelouse du Moustoir. Son ménisque est touché et sa saison terminée. Dans un communiqué adressé à la Ligue de football professionnelle, les clubs de Ligue 1 et Ligue 2 demandent alors un retrait des pelouses synthétiques. La réaction est immédiate : ces revêtements sont interdits dès la saison 2018/2019. Pourtant, les études scientifiques concernant la fréquence et l’intensité des blessures liées à la pratique sur synthétique demeurent ambiguës. « Ces contradictions s’expliquent par plusieurs facteurs : les générations de pelouse synthétique analysées, le niveau des joueurs, et le type de blessures recensées » explique Elouen Massot, préparateur physique au FC Lorient, spécialiste des questions de croissance chez les jeunes footballeur·euses. S’il est délicat d’affirmer que les blessures sont plus nombreuses et plus graves sur ce revêtement, une observation fait consensus chez les joueur·euses, comme chez les spécialistes : le synthétique fatigue davantage les muscles et les articulations. « On constate plus de blessures liées aux appuis, beaucoup moins bons, comme des entorses ou des douleurs articulaires, indique Elouen Massot. Parce que l’adhérence et l’absorption des impacts sont altérées, surtout si le terrain est mal entretenu. » Jean Berthelot, coach et joueur de foot depuis 42 ans, en a constaté les effets sur son corps et celui de ses joueuses : « À Bordeaux, j’ai entraîné, sur synthétique, une équipe féminine amatrice pendant trois ans. Les joueuses se sont plaintes d’inconfort dans le jeu, ce n’était pas agréable pour elles. » Des douleurs au dos ou aux genoux, des ligaments sur-sollicités : à long terme, les microtraumatismes s’accumulent et augmentent le risque d’accidents. En 2023, des scientifiques avaient recensé 53 articles publiés entre 1972 et 2020. L’ensemble de cette littérature suggérait un taux plus élevé de blessures au pied et à la cheville sur le gazon artificiel d’ancienne ou de nouvelle génération. « C’est là que les staffs ont un vrai rôle à jouer », éclaire le préparateur physique. Enjeu que Jean Berthelot a lui bien saisi : « J’ai adapté mes entraînements, surtout pour les exercices de changement d’appui. » Éviter les transitions brutales d’une surface à l’autre , choisir des crampons ronds : jouer sur synthétique demande de nombreuses précautions, souvent sous-estimées. Et, certaines catégories de joueur·euses semblent plus exposées. « Chez les enfants et adolescents, on peut voir des douleurs de croissance ou des troubles de posture, analyse Elouen Massot. Chez les amateurs, le risque vient surtout de la fréquence d’utilisation importante, et du manque de préparation physique. » Si le synthétique ne semble pas plus dangereux, il demande une adaptation, dans la préparation physique, et dans la manière de jouer. |
Lucie Quellard, Ana Puisset–Ruccella, Eva Zanotti, Louis Tétard, Edgar Causse et Thomas Vaillot