Les coulisses de l’enquête sur l’armement létal des polices municipales girondines

Sécurité, pression des syndicats, « désengagement de l’État ». Pourquoi armer la police municipale ? Découvrez les coulisses de notre enquête data sur l’armement létal en Gironde.

Nos objectifs

Nous sommes d’abord parti·es d’une intuition. Il y aurait une tendance à l’armement à la hausse ces dernières années. Effectivement, les débats autour de l’armement des forces de l’ordre nous le prouvent constamment. Chaque fait divers est une nouvelle occasion de relancer la question sur les plateaux télé. Mais la réaction des mairies ne semble pas être la même en fonction de la couleur politique : les villes dont le·la maire est à gauche de l’échiquier politique, comme Nantes et Bordeaux, sont présentées dans les médias comme des résistantes. De plus, la sociologue Virginie Malochet, contactée par téléphone, distingue une doctrine “préventive” traditionnellement à gauche, “interventionniste” à droite en matière d’armement. Nous avons alors mis au point plusieurs hypothèses : 

  1. l’armement de la police municipale est en hausse depuis 2015, suite aux attentats terroristes. 
  2. au sein de ce mouvement général, nous observons une augmentation des armes létales. 
  3. cette tendance exerce une pression médiatique sur les mairies en faveur de l’armement. Les mairies de gauche résistent à ce mouvement général. 
  4. plus la taille de la ville est importante, plus l’étiquette politique de la mairie a son importance dans le choix de résister. 
  5. les syndicats de police municipale poussent leur municipalité à se doter d’armes létales. 
  6. plus le taux de criminalité d’une commune est élevé, plus la municipalité tend à doter d’armes létales sa police municipale : du fait d’une nécessité d’adéquation entre moyens et réalité du terrain mais aussi à la demande des populations. 
  7. toutes ces hypothèses doivent être remplacées dans un contexte budgétaire : doter d’armes létales une police municipale est dépendant d’un budget suffisant. 

Il nous a fallu débuter les recherches le plus tôt possible, ne serait-ce que pour mieux comprendre le contexte historique et technique global de notre sujet. Après avoir assimilé les démarches de dotation d’armes létales, qui consistent en une autorisation du·de la préfet·e après demande du·de la maire, nous nous sommes intéressé·es aux catégories d’armes concernées par notre étude. Il s’agit de deux modèles de catégorie B : 

  • Revolvers chambrés pour le calibre 38 Spécial avec l’emploi exclusif de munitions de service à projectile expansif
  • Armes de poing chambrées pour le calibre 7,65 mm ou pour le calibre 9 × 19 (9 mm luger), avec l’emploi exclusif de munitions de service à projectile expansif

Nous nous sommes concerté·es un moment afin de savoir quelle était la stratégie à adopter pour répondre à nos interrogations. Quelle était la meilleure manière de vérifier notre intuition et nos hypothèses ? Nous avons pris la décision d’ancrer notre enquête sur le département de la Gironde, qui semblait déjà a priori pouvoir nous donner un échantillon de réponse grâce à ses disparités socio-économiques. Une fois le terrain déterminé, nous nous sommes donc mis en quête de base de données concernant les différents facteurs que nous avons identifiés comme encourageant l’armement. Le but : tester l’effectivité de l’incidence des différents facteurs sur la décision de doter d’armes létales la police municipale.

Création du jeu de données

Nous pensions tout d’abord n’avoir qu’à compléter le jeu de données obtenu par notre confrère Alexandre Léchenet, ayant mené une enquête sur l’armement des polices municipales en 2019. Toutefois, la granularité du jeu de données était insuffisante : la distinction entre armes létales et non-létales n’était pas établie. Nous avons donc entrepris d’appeler une par une chaque commune de la Gironde. 115 mairies, réparties entre trois journalistes. La plus grosse problématique s’imposant à nous étant le manque de temps, les délais de réponse de la Préfecture ne nous permettaient pas d’avoir accès à leurs données actualisées.

Après avoir récupéré un tableau de données sur le site de Data Gouv, nous avons d’abord listé les numéros de téléphone de chaque mairie. Ce tableau détaille la liste des communes ayant un service de police municipale en 2022. Nous avons nettoyé le tableau pour ne conserver que les données du département. La décision a été prise de poser trois questions lors de nos appels : la police municipale de la commune est-elle armée létalement ? Si oui, depuis quand ? Et depuis quand la commune est-elle dotée d’une police municipale ?

La phase d’appel a duré environ trois jours, le temps d’avoir chaque intervenant·e à l’autre bout du fil. Nous avons fait face à certains refus de communiquer, mais aussi à plusieurs absences de réponse malgré nos différentes relances. Par chance, environ 90% des communes ont accepté de répondre à nos questions ce qui nous a permis de dresser un tableau assez complet pour en dresser une analyse.

Ensuite, nous avons conclu ce tableau de données en ajoutant à la main (à l’aide des archives d’élections municipales du site du Ministère) la couleur politique de chaque commune en 2020, en 2014, et avant, pour certaines. L’objectif étant de savoir si nos hypothèses d’incidence de la couleur politique de la mairie se vérifiaient. Si l’équipement létal apparaît dans la majorité des cas lors d’un mandat de droite, nous pourrions affirmer que la couleur politique influence bel et bien la décision. 

En parallèle, nous avons épluché le budget des communes de la Gironde dans le but de vérifier notre hypothèse n°7. Un rapport de la Cour des comptes nous a fait stopper nos recherches : il n’existe pas de granularité suffisante dans les données concernant le budget, la part allouée à la police municipale n’y étant jamais détaillée. Par une concordance de nos sources d’informations, nous savons au moins qu’en moyenne, cet équipement coûte approximativement 600 euros à l’unité, chiffre confirmé par le Cabinet du Maire de Talence.

L’hypothèse n°5 ensuite, celle des crimes et délits, a été étudiée grâce à un jeu de données Data Gouv, allant de 2016 à 2023. Nous ne sommes pas allés jusqu’à déterrer les chiffres de 2024 cette fois, estimant que la période couverte correspondait à notre objet d’étude.

Traitement du jeu de données

Test du facteur Crimes et délits

Dans la base de données des crimes et délits figurent 14 catégories. Nous en avons sélectionné 7 qui remplissent un double critère de « visibilité » et de « gravité ». Nous avons considéré qu’il s’agissait de ceux étant les plus probables d’avoir une influence sur la décision de doter d’armes létales la police municipale : par le biais de la pression exercée par la population ( critère de “visibilité” ) et par le biais d’une nécessité d’une adéquation des moyens par rapport au terrain. 

Pour chacune des 7 catégories, on a attribué une note à la commune, allant de 0 à 20 en fonction du taux pour 1 000 habitant·es du nombre de faits recensés. L’idée est de faciliter à la fois la comparaison entre les différentes communes et de les classer par ordre de crimes et délits croissants. Mais également de faciliter la compréhension pour les lecteurs : un taux ne signifie pas grand chose, une note du plus bas au plus haut, oui !

Comment le faire ? 

Pour chaque catégorie, nous avons réalisé un tableau croisé dynamique. En colonnes, la commune, en lignes, l’année, en valeurs le taux pour mille et en filtrant par la catégorie de crimes et délits d’intérêt.

On voit ainsi apparaître pour chaque année quel a été le taux maximal de cas enregistrés pour une catégorie de crimes et délits = cette valeur sera notre 20 / 20 !

À cette étape, on fait le choix de se concentrer uniquement sur l’année 2023. Sans cela, le volume de données à traiter aurait été trop important.

Grâce à un produit en croix, on associe pour chaque commune et pour chaque année une note allant de 0 à 20.

On effectue ensuite une moyenne des notes sur les 7 catégories, pour attribuer une note unique à la commune.

On importe la base de données du type d’armement. Nouveau tableau croisé dynamique : en créant des intervalles de notes, on peut visualiser combien d’occurrences de communes autorisant le port d’armes létales : « bientôt », « oui », « non » ou « non renseigné ».

On importe les données dans datawrapper pour la visualisation. 

  • Test du facteur « Couleur politique de la municipalité »

On importe les données qui détaillent la couleur politique des municipalités.

On applique un filtre sur la colonne armement pour sélectionner uniquement les communes dont les polices municipales portent déjà des armes létales (ou vont bientôt s’en doter).

Le volume des communes concernées n’étant pas trop important, nous pouvons nous permettre de comptabiliser à la main combien d’entre elles ont un·e maire élu·e sous l’étiquette « Divers », « Centre », « Gauche » et « Droite ». 

On transfère ensuite vers datawrapper pour visualiser les données.

Difficulté du traitement des données

Le volume de données à traiter étant important, nous avons dû faire des choix. Pour le test du facteur “crimes et délits” par exemple, nous aurions aimé pouvoir calculer une note moyenne pour chaque année, pour ensuite la croiser avec l’année de dotation en armes létales. Nous avons dû revoir à la baisse notre ambition, pour se contenter d’une cartographie pour l’année de 2023 du rapport entre taux de “crimes et délits” et la dotation en armes létales. Pour résumer, nous sommes passé·es d’une volonté de démontrer à celle d’illustrer. 

Ensuite, notre démarche comportant plusieurs étapes, il nous a fallu faire un plan précis pour savoir comment procéder. Typiquement, affubler de notes les différentes communes en termes de “crimes et délits” a nécessité plusieurs étapes, puis de les répartir par classes pour avoir des ”pools” suffisants pour chaque intervalle.

Difficulté du terrain

Nous avons tout d’abord tenté de contacter différent·s expert·es des armes, pour comprendre un peu mieux les tendances et enjeux relatifs à notre sujet. En complément de nos ressources numériques, nous avons gagné de nombreux renseignements via ces interviews, aussi bien sur les facteurs d’armement que sur la manière dont un tel dispositif est mis en place.

Ainsi, nous avons repéré des villes et communes où le débat sur l’armement létal était en cours. C’était le cas de la commune de Langon, où la question de l’armement de la police municipale s’est retrouvée au cœur des débats, suite au renouvellement de gilets pare-balles par la commune. Cette acquisition avait fait réagir l’opposition, qui estime que l’acquisition d’armes à feu aurait été préférable, ce à quoi la majorité répond qu’il n’est pas question de se substituer à l’État. Un cas d’école qui aurait pu nous être utile, d’autant que la couleur politique du maire est à gauche. Nous avons donc tenté de prendre contact avec la mairie et l’opposition pour pouvoir caler des entrevues ou des entretiens téléphoniques. Nous aurions profité du fait d’être sur place pour demander leur avis à quelques habitant·es. Après avoir essuyé plusieurs refus ou absence de réponses, nous avons décidé de nous ouvrir à d’autres pistes pour éviter de perdre trop de temps.

Il s’avère que plusieurs villes de la métropole se sont récemment armées, à l’instar de Talence, le Bouscat, Bruges ou Pessac. 

Le chef de cabinet de la mairie de Talence, Pierre-Etienne Brouté, a accepté de nous recevoir le mardi 9 avril en fin d’après-midi. Ce dernier a confirmé nos hypothèses de l’augmentation des crimes et délits et de la variante du budget. Mais il a surtout évoqué les prérogatives croissantes des municipalités en matière de sécurité, qui serait dûe à une forme de désengagement de l’État en la matière. Cette notion, que nous avions déjà croisée à plusieurs reprises, grâce aux expert·es, s’est donc confirmée lors de ce rendez-vous et nous avons choisi d’en faire l’une des pierres angulaires de notre enquête. 

Entre temps, nous avons eu l’idée d’un centre de formation au port d’armes pour faire office de terrain. Cette illumination a été de courte durée, car extrêmement difficile à mettre en place en si peu de temps et à l’improviste. Les centres d’entraînement ne sont pas toujours occupés ou ne sont pas toujours à proximité. Fausse piste. Toutes ces réponses, appuyées ou non par les avis d’expert·es balistiques ou de formateur·rice au tir, nous ont réellement donné une vision globale du sujet, en évitant le prisme trop restreint qu’est la parole de la commune ou la parole de l’opposition.

Un (triste) coup du sort a fait que notre enquête s’est trouvée être en plein cœur de l’actualité locale lorsqu’un policier a abattu un assaillant mercredi 10 avril en fin de journée à Bordeaux. Il s’agissait alors d’un policier national, mais la question a été soulevée de nouveau quant à la nécessité d’équiper un·e agent·e municipal·e d’une arme létale. Nous nous sommes rendu·es dès lors sur le terrain le lendemain matin, où se tenait une conférence de presse. Nous avons échangé avec l’élu à la sécurité de Bordeaux et l’opposition, ajoutant encore une couche d’éléments à nos données. Parmi l’opposition, Guillaume Chaban-Delmas, que nous avons pu interviewer le jeudi matin, et Nicolas Florian, jeudi après-midi, après une tentative de contact via ses réseaux sociaux.

Limites de l’analyse

Il est évident que l’échantillon de données que nous avons pu récupérer est assez limité. Déjà, le nombre de communes ayant accepté de répondre à notre enquête fait que certains chiffres nous manquent, mais aussi parce que la fiabilité de certaines dates est à relativiser. Nous avons fait face à beaucoup de « il y a environ dix ans », « je crois », « il y a plus de 30 ans », ce qui nous permettait d’établir une moyenne de nos données mais pourrait être plus précis encore avec un temps d’enquête plus long.

Parmi les nombreux choix que nous ayons eu à effectuer : la sélection de l’année 2023 – pour véritablement tester l’effet « crimes et délits », il aurait fallu pour chaque commune, faire une moyenne sur les deux années qui précèdent la date de dotation en armes létales de la police municipale.

Du fait de contraintes de temps et techniques, nous n’avons pas pu véritablement isoler l’effet du « facteur politique ». Il aura fallu comparer toute chose égale par ailleurs ce qui revient à vérifier si pour un taux de « crimes et délits » élevé, une municipalité de gauche choisit de ne pas doter d’armes létales sa police. 

Enfin, nous avons conscience du biais de notre jeu de données “crimes et délits”. Les cas qui y figurent sont ceux qui ont fait l’objet d’une intervention policière, or l’on sait qu’une politique de « chiffres » ne peut être menée à la demande de la municipalité ou même d’un chef de brigade volontariste. Le jeu de données utilisé n’est pas véritablement celui de la délinquance sur un territoire mais plutôt ceux de l’activité policière sur ce même territoire. 

Nos intervenants

  • AMEDRO Franck
  • ATTAR Lakdar, expert balistique
  • BROUTÉ Pierre-Étienne, Chef de Cabinet de la ville Talence
  • ECKERT Myriam, conseillère municipale du groupe d’opposition Bordeaux en lutte et membre fondatrice du collectif contre les violences policières CLAP33
  • FLORIAN Nicolas, ancien maire de Bordeaux, membre des Républicains
  • MALOCHET Virginie, sociologue spécialiste des polices municipales

Notre biblio/sitographie

  • 20 minutes, « Quelles sont les villes qui refusent d’armer leur police municipale ? », 12 juillet 2023 [en ligne ici]
  • Cour des Comptes, Rapport public thématique « Les polices municipales », octobre 2020, [en ligne ici]
  • CNFPT, Le recensement des policières et policiers armés, [en ligne ici]
  • France Bleu, « La maire de Bruges arme ses policiers municipaux « pour leur sécurité » », 21 février 2023 [en ligne ici]
  • Franceinfo, « Bordeaux : le maire du Bouscat va armer ses policiers municipaux », 6 octobre 2021 [en ligne ici]
  • La Gazette des Communes, « 58% des policiers municipaux ont une arme à feu », 12 septembre 2022 [en ligne ici]
  • La Nouvelle République, « Mucchielli :  » L’arme ne renforce pas l’autorité  » », 7 avril 2016, [en ligne ici]
  • Ouest-France, « ENTRETIEN. “Les polices municipales sont plus répressives”, pour la sociologue Virginie Malochet », 1 octobre 2022 [en ligne ici]
  • Police Municipale, Combien de policiers municipaux sont armés ?, [en ligne ici]
  • Sud Ouest, « Gironde : quelles sont les communes qui ont une police municipale armée ? », 11 janvier 2021 [en ligne ici]
  • Sud Ouest, « Polices municipales en Gironde : à Saint-Aubin, Martignas et Saint-Médard, les armes font “partie du quotidien” », 6 juillet 2021, [en ligne ici]
  • Sud Ouest, « À Bordeaux, “près de 90 % des agents sont pour l’armement” », 11 janvier 2021, [en ligne ici]

Nos données