En datajournalisme, comme en mer, il faut savoir naviguer à vue, tenir bon face aux vents contraires et parfois changer de cap pour ne pas sombrer. Cette enquête n’a pas échappé à la règle : entre changements de sujet, jeux de données fuyants et angles qui s’effilochent, voici les coulisses d’une enquête qui a failli ne jamais exister.
Chapitre 1 – Brouillard sur le sujet
Tout a commencé il y a un mois. Notre premier cap : plonger dans les cyber-liens entre groupuscules d’extrême droite sur les réseaux sociaux. Un sujet dense, passionnant, mais extrêmement ambitieux. Le problème ? Le jeu de données nécessaire à notre enquête était complexe, long à constituer et quasiment impossible à rassembler en six jours. La décision s’est imposée : il fallait larguer les amarres.
Vendredi dernier, nouveau départ. Cette fois, cap sur les océans : nous voulions enquêter sur les navires qui changent d’immatriculation pour échapper aux quotas de pêche. Un sujet à la croisée des enjeux environnementaux, économiques et juridiques. Nous avons commencé à contacter des experts, à envoyer des mails, à glaner des pistes. Mais lundi matin, en arrivant en cours, nous avons vite compris que les données publiques sur ces pratiques étaient rares, opaques, et surtout très dispersées. Surtout, aucuns experts et expertes ne nous répondaient et pour un sujet aussi complexe leurs avis nous étaient essentiels. La pêche à la donnée s’annonçait mauvaise.
Mardi midi, nouvel éclair : pourquoi ne pas enquêter sur les conséquences écologiques des mouillages de bateaux sur les herbiers sous-marins ? C’est Nathan qui nous pose la question en nous montrant une enquête vidéo du Monde sur un herbier au large de Madagascar. On enquête. Des herbiers sont aussi présents en mer Méditerranée : les herbiers de Posidonie. Une problématique environnementale pointue mais locale, concrète, avec de potentiels jeux de données. Une vidéo explicative de l’AFP nous aiguille sur les enjeux environnementaux de la destruction des herbiers marins. Nous commençons à enquêter sur le mouillage et l’ancrage des bateaux.
Chapitre 2 – Un sujet et des premiers contacts
Jean-Baptiste appelle Thomas Schohn, ingénieur de recherche depuis 2018 au sein du GIS Posidonie (groupement d’intérêt scientifique), en charge de construire la base de données sur les herbiers en mer Méditerranée. “Pour travailler sur le sujet créez un compte sur MEDTRIX c’est une ressource essentielle pour repérer les herbiers et les ancrages des bateaux”. On s’exécute. Nathan, Yann et Emma se lancent dans la recherche de données. Entre Marine Traffic, MEDTRIX, Equasis, Vessel Finder et Global Fishing Watch nous voyons que le mouillage de plusieurs bateaux se fait sur des zones où l’herbier de Posidonie est fortement présent. Nous décidons de nous concentrer sur une zone en particulier : le golfe de Juan vers Juan-les-pins est particulièrement touché par l’ancrage des bateaux. Cette information ne flirte pas encore avec l’illégalité jusqu’à ce que nous découvrons les réglementations. Des arrêtés préfectoraux ont été signés par le préfet de Toulon et le golfe de Juan est composé de :
- 2 zones interdites au mouillage
- 1 zone de mouillage organisée mais interdite aux navires de plus de 24 mètres
- 1 zone de mouillage organisée mais interdite aux bateaux de plus de 45 mètres (priorité pour les bateaux entre 24 et 45 mètres)
- 1 zone de mouillage organisée autorisée pour tous les bateaux (priorité pour les bateaux de plus de 45 mètres)
Mais très vite, frustration : impossible de localiser précisément les mouillages des bateaux de plaisance. Le signal GPS ne suffit pas à dire s’ils jettent l’ancre ou s’ils passent simplement au large. Le doute s’installe. Mardi soir, l’angle n’était pas clair, les données trop floues. En désespoir de cause, nous avons tenté un dernier virage : l’analyse des emprunts et achats de livres dans les bibliothèques municipales. National, riche en données, mais… beaucoup trop vaste. Et surtout, aucun fil rouge fort pour guider notre récit.
On se donne rendez-vous à 8h, fatigués mais déterminés. On revient sur les herbiers. Cette fois, pas question d’abandonner. Il nous restait une journée pour construire notre enquête. On est revenus sur notre sujet des herbiers avec une nouvelle stratégie : cibler des zones précises, croiser plusieurs sources, chercher des données satellitaires sur les écosystèmes marins, consulter des experts de terrain. On se réparti très vite les rôles :
- Yann et Nathan à la DATA
- Pierre commence à rédiger avec les premières informations que nous avions
- Jean-Baptiste et Emma contactent des chercheurs, associations et institutions
Les questions fusent. Nous les posons aux acteurs institutionnels : la loi est-elle véritablement respectée ? Yann et Nathan après leurs analyses DATA pensent que non. Alors une source au port d’Antibes nous affirme que les bâteaux sont difficilement traçables donc les sanctions sont difficiles à appliquer. Un chercheur nous décrit la situation vers Marseille : des patrouilles semblent passer proches de la côte jusqu’à la Corse. Mais en appelant les bénévoles du FNE (France Nature Environnement) : la mélodie n’est plus du tout la même. Elles évoquent une impunité des bâteaux. Il nous faut alors un acteur dans la gendarmerie maritime que nous peinons à trouver. Nous tombons sur la communication de la préfecture maritime qui nous indique qu’il faut envoyer un mail avec nos questions.
Chapitre 3 – 24 heures sous l’eau pour la DATA
Yann et Nathan se sont mis dans la DATA de mercredi à jeudi pour identifier quel bâteau était où à quel moment.

Un des avantages de notre sujet, c’est la richesse des cartes disponibles, qui contenait un grand nombre de données. Espèces menacées par la destruction des herbiers, états des herbiers, pression sur le littoral… Il fallait choisir parmi tout cela. On avait rapidement décidé de se concentrer sur le suivi des mouillages des bateaux parce que c’est la cause principale de la destruction des herbiers de posidonies sur le littoral méditerranéen. En comparant les différentes ressources disponibles sur MEDTRIX, on se rend compte que des zones entières sont dépourvues d’herbiers, à ce moment-là, pour nous, il est clair que le mouillage des bateaux est en cause.
On veut vérifier. Pour superposer les cartes, on s’arme du logiciel QGIS, un logiciel qui permet de superposer plusieurs cartes, et qui nous permet de comprendre l’aménagement de la zone : on superpose la cartes représentant l’état actuel des herbiers dans le Golfe de Juan-Les-Pins, les zones réglementants les mouillages, ainsi que les bateaux qui ont mouillé et qui ont été identifiés par l’équipe derrière Medtrix. Malheureusement, ils anonymisent les bateaux derrière une identification propre à leurs équipes, pour des raisons de respect de la vie privée, donc on a dû trouver un autre moyen de les identifier.

Ici nous avons superposé les différentes cartes. La zone rouge correspond à la zone où les bateaux n’ont pas de poser l’ancre et la bleue celle où les bateaux de moins de 24 mètres ne peuvent pas ancrer. La zone verte est celle où les autres peuvent poser l’ancre avec une zone réservée au moins de 80 mètres. Les points gris correspondent à des points d’ancrage.


Voici à quoi ressemble la baie de Juan-Les-Pins sur Global Fishing Watch.
Pour se faire, on a utilisé Global Fishing Watch, un site internet qui permet notamment de retracer la présence des bateaux dans une zone grâce à leur AIS, au jour près. Le problème du logiciel, c’est qu’il manque clairement de précision, on a accès à un Heatmap, sur lequel est indiqué par des nuances de couleurs la durée de présence d’un bateau. On a donc deux problèmes sur ce site : le mouillage n’est pas indiqué, et la carte manque de précision, décalant visuellement les bateaux sur l’écran par rapport à notre carte sur QGIS. Pour résoudre ses problèmes, on a dû compenser les faiblesses de l’une par les forces de l’autre, pour pouvoir compiler les bateaux qui mouille hors de toute réglementation. L’objectif, pouvoir construire notre tableau, avec nos propres données.

Il est possible de choisir la date précise, au jour près, sur le site. On reporte la date du QGIS sur cette plage. Ici, nous mettons la date du bateau trouver sur QGIS.

Ensuite, les points sont mis à jour selon la date indiquée. On compare visuellement la carte avec le site, et on recherche une durée de présence égale à celle indiqué par les données Medtrix. C’est la première étape de la vérification.

Ensuite, en cliquant dessus, on ouvre un menu, on obtient plus d’information. On utilise ses informations sur MarineTraffic.

MarineTraffic nous donne tous les informations, on les croise avec Equasis.

Voilà à quoi ressemble Equasis.

Une fois les informations collectées, on les rentre dans le tableau qui se construit petit à petit.
Sources : MarineTraffic, Equasis, Global Fishing Watch, Medtrix, Vessel Finder.
Emma Bevivino, Jean-Baptiste Stoecklin, Nathan Clergue, Yann Guenon, Pierre Cazemajor,