Les coulisses de l’enquête sur la place des femmes dans la haute gastronomie

Une partie de notre équipe a regardé la cérémonie des remises des étoiles Michelin le 18 mars 2024. Une phrase nous a interloquée : “Où sont les femmes ?”, s’interroge le directeur du guide Michelin Gwendal Poullennec. Notre équipe a alors décidé d’enquêter sur ce sujet. 

Certains domaines sont encore très genrés féminins (la coiffure, la couture, la cuisine…). Pourtant, les hommes prennent de plus en plus de place à mesure que l’on monte dans la hiérarchie en haute gastronomie. Nous avons décidé de nous appuyer sur les personnes étoilées par le guide Michelin en Nouvelle-Aquitaine (NA) pour mener notre enquête. 

Pourquoi le guide Michelin ? Véritable institution, c’est l’une des plus prestigieuses distinctions qu’un restaurant peut obtenir. Ce système de notation est né en 1926 avec le fameux petit guide rouge Michelin, le fabricant de pneus. 

Il y a trois étoiles

  • une étoile : une très bonne table dans sa catégorie;
  • deux étoiles : une cuisine excellente, mérite un détour;
  • trois étoiles : une cuisine exceptionnelle, mérite le voyage

Les hypothèses de départ

Nous savons que la majorité des chef·fes sont des hommes.

L’une de nos premières hypothèses était :  le jury est en majorité masculin ce qui crée un biais. Or, les juré·es sont anonymes et il est impossible de connaître leur genre.

Nous avons décidé de nous intéresser à trois principales hypothèses qui nous paraissaient les plus probables mais aussi les hypothèses que nous pouvions vérifier dans les délais.

La différenciation femme/homme s’effectue dès la formation en cuisine.

Les femmes sont en cuisine, mais à des postes moins prestigieux.

Le lien entre cheffes et chefs (mariage, hérédité..) influe sur les responsabilités des femmes en cuisine.

Il y a plus de femmes que d’hommes en formation de cuisine.

Les chef·fes étoilé·es de Nouvelle-Aquitaine

Jeux de données nationaux récupérés

Cette année, sur 62 nouveaux et nouvelles nommé·es au guide Michelin, seulement six sont des femmes. Parmi elles, trois l’ont été en duo avec un homme. Nous en avons fait une visualisation. 

Nous avons récupéré les données Dares Portraits statistiques des métiers | DARES pour faire un tableau et un graphique sur la part des femmes dans les cinq sous catégories de métiers de la cuisine et de l’hôtellerie, selon les catégories de l’Insee.

Il nous a fallu alors trouver les chef·fes étoilé·es de Nouvelle-Aquitaine. Les restaurants étoilés sont recensés sur le site du guide Michelin. Il y en a 59 dans la région. Mais ce ne sont que les noms des restaurants qui apparaissent. Le 29 janvier dernier, Pierre Bertranet, chef du restaurant étoilé le Moulin de la Gorce, est décédé. Il n’apparaîtra pas dans nos données. 

Recherche des chef·fes étoilé·es de Nouvelle-Aquitaine

Nous avons commencé par lister tous·tes les chef·fes étoilé·és de NA du dernier guide Michelin 2024. Nous avons donc dû créer par nous même la base de données. 

Nous avons alors mis dans le tableau

  • en ligne : les noms de chaque chef·fes
  • en colonne : le genre, la spécialité (cuisine ou pâtisserie), le type d’établissement, le type de formation, la deuxième formation, l’héritage familial, le restaurant où il ou elle a fait ses armes, si c’était dans un restaurant étoilé ou non, la date de la première étoile, l’âge de la première étoile, le lieu, la date d’autre(s) étoile(s), les lieux d’autres étoiles, le restaurant actuel.

Nous avons réalisé que seulement quatre cheffes sont nommées comme étant elles-mêmes étoilées.

La carte des restaurants étoilés de la Nouvelle-Aquitaine

Nous avons utilisé Flourish et avons mis les restaurants ainsi que leurs coordonnées sur une carte des départements trouvés sur Opendatasoft. Nous avons choisi de représenter de deux couleurs différentes les restaurants étoilés ayant un chef homme et ceux ayant deux chef·fes, un homme et une femme. Nous n’avons pas de couleur pour les restaurants détenus seulement par une femme cheffe car il n’y en a pas en NA.

Cependant, en allant sur chaque site internet, nous avons réalisé que d’autres chef·fes apparaissent aux côtés d’hommes, soit en tant que cheffe associée, pâtissière, sommelière ou cheffe de salle. Dans ces situations-là, elles sont quasiment toujours en couple avec le chef, ou alors sont des membres de leurs familles. Elles sont toujours très peu citées. 

Nous avons fait le choix d’ajouter seulement les personnes qui travaillent en cuisine. Nous avons au total 64 chef·fes, car pour certains restaurants, plusieurs chef·fes y travaillent. Par exemple, un chef pâtissier ou, parfois, des couples, travaillant ensemble au même poste. 

Exemple de Adeline Lesage et Marc Antoine Lepage : une étoile qu’ils partagent pour leur restaurant. Malgré sa formation de cheffe, elle s’occupe essentiellement de la salle et de l’administratif. 

Après cette rencontre, nous avons choisi d’intégrer à notre tableau les femmes ayant reçu une étoile qui ne font pas forcément que de la cuisine, mais qui ont une formation cuisine.

Nous avons choisi de différencier le type d’établissement et le type de formation. Une vingtaine de possibilités existent : CAP, BTS, licence pro, bac pro… Certain·es ont fait plusieurs formations, nous nous arrêtons à la deuxième. 

Profil type

Grâce aux données, nous avons réalisé le profil type d’une personne étoilée. Pour ce faire, nous avons calculé l’âge moyen des chef·fes, la répartition des chef·fes par formation pour observer quelle formation ressort le plus, combien on fait de deuxième formation et combien sont passés par des restaurants étoilés. Grâce à ces données, nous pouvons déterminer le profil type d’un·e chef·fe. Nous avons décidé de l’appeler Nicolas car quatre de nos chefs portent ce prénom. 

Âge moyen

Nous avons calculé une moyenne grâce à la formule “=Moyenne” sur Google Sheet. Les chef·fes ont obtenu leur première étoile en moyenne à l’âge de 34,7 ans donc nous avons arrondi à 35 ans. Pour les autres critères, nous nous sommes aidées du tableau croisé dynamique pour obtenir des pourcentages. 

Passage dans un ou plusieurs restaurants étoilés

Pourcentage de chef·fes (parmi les 59 du tableau) ayant fait leurs armes dans plusieurs restaurants étoilés : 59/64 x100 = 92,18 %

Pourcentage d’hommes et de femmes chef·fes

Type de formation

Pour les formations des chef·fes nous avons regroupé les pourcentages dans un graphique sur datawrapper. La plupart des chef·fes étoilé·es ont obtenu un bac professionnel. 

Les écoles et la parité 

Nous nous sommes demandées si cette inégalité de genre se retrouvait avant même l’entrée sur le marché du travail. Nous nous sommes attelées les deux premiers jours de la semaine à réunir les données sur les écoles de cuisine et lycées hôteliers puis à les calculer et à les visualiser. Pour ne pas s’éparpiller nous avons donc choisi de ne contacter que les formations qu’avaient fait les chef·fes étoilé·es de NA. Ressortent de ce resserrage de nombreux lycées hôteliers en Nouvelle-Aquitaine, Occitanie et Poitou-Charentes, et quelques écoles privées. 

Voici la liste des écoles que nous avons retenues : l’école Ferrandi-Paris, Campus Bordeaux-Lac, les lycées hôteliers de Limoges, Bordeaux-Talence, La Rochelle, Capbreton, Nantes, Bourges, Aulnoye et la Maison familiale rurale du Ribéracois.

L'école Ferrandi a été difficile à contacter, mais nous avons réussi à obtenir leurs effectifs pour les formations en Pâtisserie, Cuisine et Service. Les lycées hôteliers étaient plus enclins à nous répondre et nous ont communiqué leurs chiffres de CAP, bac pro et BTS (quand ils en avaient un), ce qui nous a permis d’avoir un tableau assez exhaustif.

Par ailleurs, la plupart des formations détaillent leurs effectifs par spécialité ce qui nous a permis de voir une réelle différence entre les élèves en spécialité Cuisine (majoritairement masculin) et ceux et celles en spécialité Service (mixte, voire légèrement plus féminin). 

Nous avons ainsi pu faire trois tableaux croisés dynamiques différents. Nous avons opté pour un graphique circulaire en secteur pour illustrer nos résultats.  

Où se retrouvent les femmes ? 

Nous avons contacté la journaliste et essayiste Nora Bouazzouni qui nous a accordé une heure d’interview. 

Plus nous avons cherché et contacté des personnes, plus nous trouvions de femmes ayant une formation de cuisine, mais qui travaillent finalement en tant que cheffe de salle ou qui s’occupent de l’administratif. 

Nous avons donc voulu creuser avec des données mais finalement, il nous a paru impossible de connaître les chef·fes de salle de chaque restaurant dans les délais impartis. Nous avons finalement opté pour des données qualitatives.  

Expérience de cheffes

  • Adeline Lesage, cheffe et cheffe de salle du restaurant Nacre
  • Mélanie Serre, cheffe de l’Auberge du Bassin
  • Johanne Pireddu, cheffe de salle du Tentazione
  • Laura Legeay, cheffe de salle de Aumi
  • Clémentine Coussau, cheffe du Relais de la Poste
  • Flora Le Pape, cheffe de salle de Choko Ona
  • Andrée Rosier, cheffe du restaurant Les Rosiers

Nous avons également décidé de contacter des étudiantes en école de cuisine. L’une d’entre elles a souhaité rester anonyme. 

  • Pauline You-Seen, étudiante en 1ère année à l’école Ferrandi, option pâtisserie
  • Abigaël Mosca, étudiante en 1ère année à l’école Ferrandi, option cuisine
  • Alice* (*son prénom a été modifié), apprentie en pâtisserie dans un restaurant deux étoiles à Bordeaux

Les difficultés rencontrées cette semaine 

  • Création d’un jeu de données basé sur les informations trouvées sur internet 

Aucun jeu de données n’existait sur le territoire néo-aquitain, il a fallu faire plusieurs heures de recherches afin de créer nous-même le tableau de données le plus fiable et granulaire possible. 

  • Difficulté à comprendre le vocabulaire de la cuisine, et à savoir qui a quel rôle. 

Nous avons débattu longuement pour savoir comment considérer les cheffes de salle. 

  • Coordination à six : chaque personne du groupe avait sa propre manière de travailler, et chacune d’entre nous mettaient les données qu’elle avait trouvé dans le tableau ce qui a rendu l’harmonisation compliquée. 

Bibliographie indicative

Nora Bouazzouni :

Martine Bourelly : Cheffe de cuisine : le goût de la transgression  (2010)

Angèle Fouquet, Quand les hommes cuisinent au quotidien, vers la “masculinisation” d’une pratique domestique (2019) 

Yvonne Guichard-Claudie, Danièle Kergoat, Alain Vilbrod (Eds.), L’inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin... et réciproquement, Presses universitaires de Rennes, (2008). 400 pp.

Jeux de données construits et utilisés pour l'enquête :

https://docs.google.com/spreadsheets/d/1kvxSELsnbfU59FXr5QK4YiBvL2plWEjB12IjnVVzGb8/edit#gid=866749201

Julie Conrad, Orianne Gendreau, Elise Leclercq, Lila Olkinuora, Linda Rousso et Margot Sanhes.