Les coulisses de l’enquête sur la décarbonation des cimenteries en Nouvelle-Aquitaine

Il n’y en a plus que trois en Nouvelle-Aquitaine, et elles émettent autant de CO2 que 90 000 habitants. Les cimenteries, ces grandes usines d’où sortent plusieurs milliers de tonnes de mortier chaque année, sont encore aujourd’hui parmi les industries les plus polluantes de la région.

Notre groupe s’est intéressé à leur décarbonation, alors que ces infrastructures ont émis plus de 900 000 tonnes de CO2 en Nouvelle-Aquitaine en 2022. L’objectif : comprendre comment l’industrie et les pouvoirs publics s’attaquent à cet épineux problème, et faire la part des choses entre décarbonation et greenwashing. 

Travailler sur les émissions de CO2 

Cette enquête repose sur les données du système d’échange des quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE-UE). Grâce à ce dispositif, chaque année, les entreprises les plus polluantes de l’Union européenne doivent déclarer la quantité de CO2 qu’elles ont émis. Ces déclarations sont contrôlées pour s’assurer de leur exactitude. Les données sont rendues publiques par la Commission européenne ; c’est ce qui a intéressé notre équipe, et c’est en explorant ce jeu de données d’une taille considérable que le sujet s’est imposé à nous. Il précise le nombre de tonnes de CO2 émis par chaque site, et les croise avec d’autres informations : la localisation du site, l’entreprise qui l’exploite, le type d’industrie concernée et le produit final issu de la production. 

L’exploitation de ces données, dans notre cas, a été facilitée par un pré-tri et un nettoyage effectué par Cédric Rossi, ancien développeur web pour le gouvernement, qui les a filtrées sur la France et les a mises à disposition sur la plateforme data.gouv.fr. Les données sont de bonne qualité, et retracent les émissions de chaque site industriel entre 2005 et 2022 (la dernière mise à jour du jeu de données date d’il y a moins d’un an). Nous avons exploité ces données via Google Sheets, en quatre phases.

Nous avons d’abord réalisé le tableau croisé dynamique ci-dessous, sur la base des données brutes sur la France que nous avons filtrées pour ne conserver que les codes postaux correspondants aux départements de Nouvelle-Aquitaine. Objectif : comprendre le poids de l’industrie cimentière dans les émissions de CO2 de la région. La cimenterie s’avère être l’industrie historiquement la plus émettrice. 

La segmentation du type de produit issu des sites de production repose sur la colonne main_activity_type_code_lookup. Nous avions précédemment exploité dans le même objectif la colonne kind, qui s’avère être trop large puisqu’elle confond la production de ciment et de chaux. Visons la précision ! 

Nous constatons ensuite, en croisant les émissions de chaque site industriel avec les années, que les émissions sont en baisse en Nouvelle-Aquitaine. Ce nouveau tableau croisé dynamique nous permet d’isoler précisément, dans le temps, les émissions de chaque cimenterie, ce qui nous permettra par la suite de les cartographier et de les comparer entre elles, tout en distinguant les principales compagnies au volant. 

Au détour d’un tableur, nous trions les industries les plus émettrices de CO2 en 2022 en Nouvelle-Aquitaine par ordre croissant d’émissions. Nous distinguons, à toutes fins narratives utiles, que les deux sites industriels les plus polluants de Nouvelle-Aquitaine… sont nos deux cimenteries Calcia.

Pour conclure avec l’analyse des données, nous réalisons des ordres de grandeur à l’aide de formules très simples. Pour déterminer que les cimenteries émettent autant de CO2 que 90 000 habitants de la région, nous divisons la somme des émissions de CO2 des cimenteries en 2022 par le nombre d’habitants en Nouvelle-Aquitaine. Nous réalisons un calcul similaire pour déterminer la part d’émission en Nouvelle-Aquitaine liée à la cimenterie, puis re-calculons les mêmes ordres de grandeur à l’échelle de la France, puis reproduisons toutes ces étapes avec l’année 2005, pour comparer entre l’avant et l’après. Toutes ces données sont vérifiables et accessibles dans le tableau suivant, que chacun peut se réapproprier en le dupliquant.

Analyser les leviers de décarbonation

Nous avons également souhaité comprendre ce que compte faire l’industrie cimentière pour se décarboner. Nous nous sommes ainsi procuré la feuille de route de décarbonation de l’industrie du ciment publiée par l’industrie et l’État en 2023. Nous en avons extrait manuellement les données la figure 3-3, afin de pouvoir les remanier à notre manière. Nous en avons tiré le tableur suivant, là encore sur Google Sheets.

Décortiquer les financements

Enfin, nous nous sommes intéressés aux financements de cette décarbonation. Pour cela, nous avons croisé des informations obtenues à travers des articles de presse à des documents que nous nous sommes procurés auprès de la Région Nouvelle-Aquitaine. Là encore, nous avons renseigné les données manuellement, dans Google Sheets, afin de pouvoir les visualiser. Nous déterminons de cette manière que le financement de la décarbonation des cimenteries en Nouvelle-Aquitaine est majoritairement assumé par les entreprises elles-mêmes (lire l’enquête).

Data-visualisation

Pour rendre nos analyses et nos recherches facilement compréhensibles, nous avons réalisé cinq datavisualisations interactives, intégrées dans notre enquête. Pour réaliser les infographies (deux line chart races, une treemap, et un diagramme en bulles), nous avons utilisé l’outil en ligne Flourish. Il a permis de produire : 

  • un chart races pour représenter la baisse des émissions dans le temps, en fonction des usines ;
  • un autre chart race pour comparer entre elles les émissions des différentes industries de Nouvelle-Aquitaine dans le temps ;
  • une treemap des différents leviers de décarbonation de l’industrie cimentière ;
  • un diagramme en bulles pour visualiser la présence de chaque acteur économique dans le financement des travaux de décarbonation.

Nous avons également utilisé datawrapper afin de réaliser une carte de la répartition des principaux pollueurs de Nouvelle-Aquitaine, en mettant en exergue les cimentiers.

Quels écueils ?

Cette enquête tourne autour de l’enjeu de décarbonation de l’industrie cimentière. Ça n’allait pas de soi ! Initialement, nous souhaitions travailler sur l’impact environnemental de la chaîne du ciment, des émissions de CO2 à l’utilisation du ciment et du béton, largement liés à l’industrialisation et à ses conséquences dramatiques sur la biodiversité. Il n’était pas spécialement question de travailler sur la décarbonation.

Cette approche systémique est complexe et nécessite d’exploiter une multiplicité de jeux de données différents. Elle implique notamment de brasser des données de l’enquête Teruti Lucas sur l’artificialisation, de parvenir à se procurer des données précises sur la production de ciment, etc. Nous avons abandonné cette approche par manque de temps. Elle serait néanmoins intéressante à approfondir, puisqu’elle permettrait d’aborder la question de la chaîne du ciment dans sa dimension plus générale, en traitant véritablement l’impact écosystémique de l’offre et de la demande.

Une fois ce changement d’angle effectué en début de production, nous n’avons plus rencontré de difficulté particulière dans le traitement des données.

Au-delà de la data

Les tableurs sont une chose, mais on ne remplace pas l’expertise et la sensibilité humaine par des chiffres. Afin de comprendre les données que nous brassons et d’apporter du relief au sujet, nous nous sommes adressés à plusieurs acteurs, dans le respect du contradictoire.

  • Sean Coq, référent décarbonation de l’industrie à l’ADEME en Nouvelle-Aquitaine
  • Matthieu Diener, expert Tecnibat à Bordeaux
  • Bertrand Moreau, délégué syndical chez Airvault
  • Julien Jimenez, sous-directeur à la direction de l’Énergie et du Climat en Nouvelle-Aquitaine
  • Jean-Baptiste Cheuret, directeur de la cimenterie Calcia de Bussac-Forêt

Notre enquête ne donne la parole qu’à des hommes, ce que nous regrettons à l’heure où le journalisme se doit d’être inclusif et représentatif de la société. Le monde de la cimenterie est très masculin, et les personnes habilitées pour s’exprimer auprès de la presse sont souvent des hommes. Les femmes que nous avons sollicitées, notamment dans les associations, n’étaient pas en mesure de donner suite.

L’équipe

  • Quentin Saison, référent data
  • Camille Ribot, référente infographie
  • Athéna Salhi, référente écriture
  • Marius Joly, happiness chief officer
  • Pierre Berho, couteau suisse moustachu
  • Justine Manaud, l’Experte

Ressources

Empreinte carbone de l’enquête

L’information a aussi un coût environnemental. Les activités liées au journalisme sont effectivement émettrices de gaz à effet de serre, en particulier les déplacements et l’utilisation des bâtiments. En ce qui nous concerne, nous n’avons effectué aucun déplacement en lien avec notre enquête, ce qui a fortement circonscrit notre impact environnemental.
> Pourquoi la presse doit informer ses lecteurs de son impact environnemental