Le monde de la haute gastronomie ne fait de cadeau à personne, et encore moins aux femmes. Des traditions genrées se perpétuent, à tel point qu’aujourd’hui les cheffes étoilées sont invisibles. Mais où sont-elles, et quelles sont les raisons de leur absence ? Enquête dans le monde des étoilé·es néo-aquitain·es.
Elles sont six. Six femmes seulement à être récompensées par une prestigieuse étoile du guide Michelin ce 18 mars 2024. Des cheffes presque invisibles, qui se fondent dans une masse de 62 personnes primées. Gwendal Poullennec, directeur du guide Michelin, s’est même inquiété de ne pas les voir. “Où sont les femmes ?”, s’interroge-t-il lors de la cérémonie. Ce jour-là, il s’est simplement fait le porte-parole d’une réalité qui entache le monde de la haute gastronomie partout en France.
En Nouvelle-Aquitaine, on recense 59 restaurants étoilés. Aucune femme ne tient son enseigne seule. Dans la région, toutes celles qui enfilent la toque de cheffe sont en binôme avec un conjoint ou un membre de leur famille. C’est le cas de trois cheffes cuisinières et d’une cheffe pâtissière de Nouvelle-Aquitaine, qui ne sont jamais citées sans leurs camarades masculins.
“Elle tient la maison pour que Monsieur brille”
En cuisine, les femmes ont rarement une seule casquette. “Je suis cheffe le matin, puis je m’occupe du service en salle et de la partie administrative”, témoigne Adeline Lesage, étoilée en 2024, avec son conjoint Marc-Antoine Lepage, dans leur restaurant Nacre, à Arès, proche d’Arcachon. Lui, comme la majorité des chefs masculins, ne se concentre qu’à sa mission première : faire la cuisine. “Derrière chaque grand chef se cache une femme. Elle tient la maison pour que Monsieur brille. On n’aurait pas hissé le restaurant à ce niveau si on ne s’était pas soutenus. Si on est toujours ouvert aujourd’hui, c’est grâce à Adeline”, se félicite Marc-Antoine.
Les hommes en cuisine se ressemblent. Ils font des études courtes, principalement des baccalauréats professionnels dans des lycées hôteliers et des CAP. Ils démarrent donc tous une carrière très jeune, ce qui, pour la majorité, leur permet de décrocher une première étoile aux horizons de la trentaine.
Les femmes, elles, ont tendance à suivre des études longues afin de s’assurer des possibilités d'ascension professionnelle. C’est notamment le cas d’Adeline, qui après son BTS, a suivi une licence en santé bien-être. Elle a aussi exercé dans des restaurants à travers le monde. Sans modèle féminin, il est souvent difficile de se projeter dans le métier. “Dès qu’on touche à l’excellence, il n’y a quasiment que des hommes. C’est dur de pouvoir s’identifier et de trouver des figures de cheffes qui m’inspirent”, témoigne Pauline You-Seen, venue de la Réunion pour étudier la pâtisserie à l’école Ferrandi de Bordeaux.
La haute gastronomie, un milieu pensé pour et par les hommes
L’invisibilisation des cheffes ne date pas d’hier. Pour la journaliste et essayiste Nora Bouazzouni, autrice de Faiminisme : quand le sexisme passe à table, “le problème est systémique”. Il est difficile pour une femme de se faire une place dans un monde créé pour et par des hommes. “À l’origine, la gastronomie est très viriliste et violente car elle reprend les codes de l’armée.”
Pendant très longtemps, ce domaine d’excellence a été totalement interdit aux femmes. “Historiquement, les premières écoles de cuisine les excluaient.” La justification ? “On ne va pas donner un diplôme aux femmes, ce ne serait pas du jeu car elles savent déjà cuisiner. Ce serait de la concurrence déloyale”, ironise Nora Bouazzouni. Un discours qui sous-entendait que la femme n’avait sa place que derrière les fourneaux de leurs familles.
De nombreux hommes étoilés confient d’ailleurs avoir appris la cuisine auprès de leurs mamies. Aujourd’hui, combien de livres reprenant “des recettes de grands-mères” trônent en librairies ? Jamais ces femmes n’ont obtenu la même reconnaissance que leurs confrères masculins. Un restaurant étoilé landais affirme par exemple sur son site internet que le chef reprend les desserts de la grand-mère péruvienne de sa femme. Et qui a l’étoile ? Lui.
L’idée que le prestige est réservé aux hommes est à l’origine de la cuisine gastronomique. Une pensée si prégnante qu'à l’Élysée, “les vestiaires féminins en cuisine ont été rajoutés il y a une dizaine d’années”. Selon la journaliste, cette idée selon laquelle les femmes devraient être exclues des cuisines n’appartient pas au passé. “Ce système continue. Les femmes abandonnent dès les premières années d’école car elles entendent des phrases misogynes et que la culture du viol perdure. Elles sont toujours ramenées à leur statut de femmes.”
Un système violent dès l’école
Alice* est une étudiante de 22 ans. Finaliste des championnats de France de pâtisserie, sa formation est loin d’avoir été un long fleuve tranquille. D’abord étudiante en cuisine, elle change de voie en cours de cursus après avoir subi des expériences qui ne l’ont pas laissée indemne. “Lors de ma première alternance, le chef m’a mise en salle alors que je suivais une formation de cheffe. Il m’a dit que j’étais trop gracieuse pour être en cuisine, confie-t-elle. Il m’insultait, et je répondais “oui chef” parce que la hiérarchie est trop importante.”
Après deux expériences dans des restaurants étoilés, elle abandonne son premier rêve et se tourne vers la pâtisserie. Une nécessité selon elle, afin de “se protéger”. Aujourd’hui, elle exerce en apprentissage avec une cheffe pâtissière, “et cela change tout ! Elle me demande comment je vais. Cela ne m’était jamais arrivée avant.”
Le cas d’Alice* n’a rien d’extraordinaire. Pauline You-Seen vit également cette situation. “J’ai passé mon examen de fin de première année devant six hommes.” Dans sa promotion, les spécialités sont très genrées. En pâtisserie, elles sont douze femmes et on compte seulement trois hommes. À l’inverse, en cuisine, ils sont quatorze hommes et trois femmes. Une situation qui s’expliquerait selon Alice* de la sorte : “On finit par se dire que la cuisine c’est trop difficile pour nous et que la pâtisserie c’est plus bienveillant.”
La rédaction de Datajournalismelab a recueilli les données de sept établissements de formation en cuisine. Sur 1 117 élèves en formation hôtellerie restauration, seulement 32,2% des élèves sont des femmes, contre 67,8% d’hommes. La répartition des élèves est très genrée en fonction du choix de la spécialité cuisine ou service. En cuisine, on ne compte que 30,5% de femmes, contre 51% en service.
Part des femmes dans les métiers de l'hôtellerie et la restauration entre 2017 et 2019, source : Dares
Lorsqu’elles sortent d’école et s’insèrent professionnellement, elles sont minoritaires dans les postes les plus prestigieux. Entre 2017 et 2019, les femmes représentaient 52% des employés polyvalents de la restauration et 61% des serveurs. À l’inverse, elles ne sont que 19% à être cheffes et 35% à être cadres de l'hôtellerie et de la restauration.
Une reconnaissance professionnelle difficile
Adeline Lesage vient d'être récompensée d'une étoile par le guide Michelin pour son restaurant Nacre à Arès. Elle y est cheffe avec son conjoint Marc-Antoine Lepage / © Margot Sanhes
Les femmes qui poursuivent leurs parcours de cheffes cuisinières jusqu’à la fin de leur cursus ne sont pas épargnées par la profession. “J’ai connu les cris, les chefs qui tapent, les blagues sexistes et cochonnes”, raconte Mélanie Serre, passée en tant que cheffe par plusieurs restaurants étoilés. Elle s’apprête à ouvrir sa propre enseigne à Arcachon. À quelques pas de là, à Arès, Adeline Lesage et Marc-Antoine Lepage continuent de recevoir des félicitations pour leur étoile.
Après avoir ouvert il y a seulement un an, ils se sont vus récompensés pour leur restaurant Nacre. Une enseigne épurée, où la décoration comme les plats sont imaginés par le couple. “Nacre, on l’a monté ensemble, et cette étoile, c’est grâce à nous. C’est nous deux”, se félicite Marc-Antoine. Pourtant, les messages de félicitations sont destinés en grande majorité au chef. “Je suis souvent le seul à être cité”, raconte-t-il. “C’est très énervant. Ce sont soit des félicitations pour nous deux, soit juste pour lui. On ne m’a jamais congratulée seule”, réalise Adeline.
“Il faut survivre”
Pour s’élever à un tel niveau de prestige, les femmes se sont souvent résolues à travailler doublement et à fermer les yeux sur les discriminations. Laura Legeay a 29 ans. Depuis son lycée hôtelier en Charente, elle est animée par le désir d’ouvrir son propre restaurant. Elle y est finalement parvenue, en créant Aumi, à Puymoyen en Charente, avec son compagnon Mickaël Clautour. Lui en cuisine, elle en salle. Ensemble, ils gèrent cette petite structure de vingt couverts, étoilée en 2023. Mais pour atteindre son rêve d’adolescente, Laura a dû se battre. “Je me suis toujours dit qu’il fallait que j’en fasse autant que les hommes, comme porter des charges lourdes même quand je ne pouvais pas le faire. Je voulais montrer que je n’étais pas une femmelette.”
Flora Le Pape est cheffe de salle du restaurant étoilé Choko Ona à Espelette, dans les Pyrénées-Atlantiques. “Je n’ai pas l’impression d’avoir été plus maltraitée qu’un homme lors de mes études, c’est juste que c’est un milieu difficile et qu’il faut survivre”, confie cette ancienne élève de l’école Ferrandi. Aujourd’hui, alors qu’elle ne fait plus de cuisine, elle revendique l’étoile comme étant autant la sienne que celle de son compagnon Clément Guillemot, chef cuisinier du lieu. “Lorsqu’on a créé notre restaurant, on a décidé qu’on ferait toute la communication ensemble. Je n’ai pas envie qu’on dise que c’est plus son enseigne que la mienne alors qu’on travaille tous les deux énormément.”
Un nuage persiste dans le ciel des étoilés Michelin. Chaque année, des inspecteur•ices qui restent confidentiels font le tour de restaurants pour attribuer ou non la sainte récompense. Sainte, car en plus du prestige que l’étoile accorde, elle fait également une grande publicité aux restaurants. “Le jour de l’annonce de l’étoile, le téléphone n’arrêtait pas de sonner”, sourit Adeline Lesage. Les chef·fes ne savent pas lorsqu’ils et elles sont inspecté.es. Un doute persiste alors autour de l’identité des personnes qui décernent les étoiles. Leur genre pourrait expliquer, entre autres, l’écart de reconnaissance qui persiste entre cheffes et chefs. Interrogé•es, les inspecteur•ices du guide Michelin n'ont pas donné suite à nos appels. Mais tant que les discriminations resteront systémiques et que l’invisibilisation restera constante, il est difficile d’imaginer que les jurys puissent agir à l’encontre de la société.
*le prénom a été modifié
Julie Conrad, Orianne Gendreau, Elise Leclercq, Lila Olkinuora, Linda Rousso, Margot Sanhes