Premier émetteur de gaz à effet de serre en Nouvelle-Aquitaine, le secteur du ciment affiche une nette baisse de ses émissions ces dernières décennies. Mais ce succès apparent cache une stratégie de décarbonation lacunaire.

Elles caracolent en tête du classement. Les deux principales cimenteries de Nouvelle-Aquitaine sont les usines qui émettent le plus de gaz à effet de serre sur le territoire, et de loin. Situées à Bussac-Forêt (Charente-Maritime) et Airvault (Deux-Sèvres), elles rejettent à elles seules 827 000 tonnes de CO2 en 2022. Associées à la troisième cimenterie de la région, localisée à Terrasson (Dordogne), elles émettent autant que 90 000 habitants.

Surtout, c’est plus que toutes les autres industries du territoire. Seuls les hydrocarbures parviennent à rivaliser… Mais avec 17 fois plus d’usines que dans le secteur de la cimenterie. Les autres activités à impact, elles, sont très loin de concurrencer la pollution engendrée par le géant cimentier.

Pour relever le défi de la décarbonation, les cimenteries affichent des ambitions considérables. Dans sa feuille de route 2023, le Conseil National de l’Industrie envisage une baisse des émissions de 90 % en 2050. Si les promesses sont alléchantes, la réalité demeure plus incertaine.

La tendance est en tout cas à l’amélioration depuis plus de 30 ans. « Au niveau national, depuis 1990, il y a une baisse constante dans le secteur de l’industrie, qui est notamment liée à la désindustrialisation, mais aussi à des gains d’efficacité énergétique », observe Sean Coq. Il coordonne les politiques de décarbonation de l’industrie en Nouvelle-Aquitaine et en Occitanie pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).

Une décarbonation à coups de millions

Plusieurs projets de décarbonation ont été lancés, avec le soutien des pouvoirs publics. « On s’est basés sur un rapport de l’Agence régionale d’évaluation de la décarbonation (Arec) pour viser les sites les plus émetteurs », raconte Julien Jimenez, sous-directeur à l’énergie et au climat de la Région Nouvelle-Aquitaine. « C’était en 2018, et à partir de là, on a mis en place des dispositifs avec ces sites. »

La collectivité se concentre sur les sites les plus émetteurs, parmi lesquels figurent donc Bussac-Forêt et Airvault. « C’est plutôt audacieux politiquement, car généralement les politiques aiment bien “arroser le sable” : soutenir un peu tout le monde, et notamment les plus petits », se félicite Julien Jimenez. Les entreprises doivent toutefois prouver qu’elles sont de bonnes élèves. « Notre dispositif, c’était : si vous nous montrez que vous êtes capables d’améliorer votre capacité énergétique de 10 %, la Région participera. »

La cimenterie de Bussac-Forêt promet ainsi d’investir 65 millions d’euros pour moderniser ses installations. Sur ce projet, la Région n’accorde qu’environ 5 millions d’euros, qui s’ajoutent aux 14 millions de l’Ademe. « Depuis 2022, on travaille à la fois sur l’adaptation de la composition de nos ciments, dont le process chimique de fabrication est en lui-même émetteur, et sur l’usage de combustibles alternatifs au charbon » explique Jean-Baptiste Cheuret, directeur de la cimenterie charentaise. 

« On ne change pas un process industriel en claquant des doigts »

Mais le vrai monstre en termes d’émissions se trouve dans les Deux-Sèvres. Il s’agit de la cimenterie d’Airvault, le site industriel le plus émetteur de Nouvelle-Aquitaine. Les pouvoirs publics y investissent là encore plusieurs millions pour aider à la décarbonation, une somme quasi anecdotique face à l’ampleur des travaux nécessaires. 

Calcia, par exemple, affirme devoir investir au moins 285 millions d’euros pour décarboner sa chaîne de production, l’équivalent d’un tiers de son chiffre d’affaires annuel. « Airvault va refaire 80% de ses équipements, affirme Sean Coq. C’était une nécessité, parce que la cimenterie a plus de 100 ans. » La Région, l’Ademe et France Relance y investiront 40 millions d’euros.

Le processus de décarbonation reste long, et les investissements peuvent se déployer sur plusieurs années. « Une cimenterie, ça reste de l’industriel à l’ancienne : ça broie du clinker [NDLR : un composant du ciment particulièrement émetteur], ça brûle du charbon… On ne change pas un process industriel en claquant des doigts », justifie Julien Jimenez. 

Les investissements sont plutôt tardifs, et n’ont eu qu’un impact très limité dans la baisse des émissions ces trois dernières décennies (-38 % entre 2005 et 2022). En réalité, cette régression est en grande partie liée à une baisse de la production de ciment (-22 % entre 2005 et 2022 en France). Une tendance qui se reporte à l’échelle régionale, où certaines cimenteries ont cessé leurs activités, comme l’usine Lafarge de La Couronne en 2017. 

« Depuis le changement de combustible à Bussac, il y a des problèmes électriques sur la chaîne de production. Ça fait un an et demi qu’elle tourne au ralenti », pointe Bertrand Moreau, délégué syndical de la cimenterie d’Airvault. Du côté de la direction, on parle plutôt d’un « retard provoqué par les travaux de mise en place d’un nouveau process », mais aucun doute sur la viabilité des nouvelles dispositions.

« Chez Calcia, on n’a même pas pu répondre à la demande en 2023, à cause du mauvais entretien des usines », reprend Bertrand Moreau. Pourtant, la demande décline elle aussi, ralentie par la crise de la construction qui touche l’Europe depuis l’an dernier. Matthieu Diener, expert en bâtiment indépendant à Bordeaux, en constate les effets depuis l’été 2023, surtout dans le secteur du logement. « Les constructeurs terminaient les commandes Covid et post-Covid. Mais une fois ces chantiers purgés, les gens ont freiné leurs achats. »

Ce n’est pas par altruisme que les industries investissent des millions dans la décarbonation. Leurs investissements sont à mettre en perspective avec un durcissement notable de la politique européenne. Celle-ci prévoit de mettre fin aux quotas carbone gratuits d’ici 2035 (voir infographie). Les industries très émettrices ont donc besoin d’anticiper pour ne pas subir, à long-terme, le contrecoup financier d’une inaction énergétique.

Des méthodes de décarbonation controversées

Mais même avec des investissements pharaoniques, près de deux tiers des émissions de l’industrie restent indissociables du processus chimique de fabrication du ciment. Sa transformation ne permettrait de réduire que de 14 % les émissions du secteur. « On peut faire évoluer la composition des ciments, ce qui est en train d’être fait à Bussac-Forêt, mais toute une partie des émissions est incompressible », regrette Sean Coq. Si les cimenteries espèrent se décarboner presque complètement d’ici à 2050, une solution supplémentaire s’impose : le captage de CO2. La méthode consiste à récupérer le gaz carbonique en sortie d’usine, et l’enfouir en mer du Nord. 

La technique est controversée, mais représente 62 % des objectifs de décarbonation. Le devenir du carbone capté pose lui-même question : faut-il le placer dans des gisements, ou dans des bateaux pour le réinjecter dans des plateformes pétrolières offshore ? « Il y a beaucoup d’alternatives, mais aucune n’est vraiment satisfaisante », admet Sean Coq.

Et elles le sont encore moins pour les associations environnementales. Dans une lettre signée en 2021 par 500 organisations et adressée aux dirigeant·es américain·es et canadien·nes, le captage est comparé à un pansement sur une plaie béante. « Le captage carbone n’arrête pas les principaux moteurs de la crise climatique ni ne réduit considérablement les émissions de gaz à effet de serre. Au contraire, il prolonge la dépendance aux combustibles fossiles et, de manière perverse, augmente la production de pétrole », dénoncent les signataires.

D’autant que cette technique est particulièrement onéreuse. « Pour la concevoir, la financer, installer les pipelines, ça devrait coûter 450 millions d’euros », estime Bertrand Moreau. Des coûts très importants pour les cimenteries, pour une technologie que la plupart ne pourra pas mettre en place. Selon l’Ademe, seuls 20% d’entre elles correspondent aux critères de déploiement du captage carbone, pour des questions de localisation par rapport aux sites de stockage de CO2

Des ressources naturelles limitées

D’autres leviers de décarbonation posent question : les cimenteries prévoient d’utiliser les ressources naturelles et la biomasse (ensemble des matières organiques pouvant devenir sources d’énergie) pour remplacer les énergies fossiles. Le bois figure parmi les principales solutions envisagées, mais s’avère peu viable sur le long-terme. De nombreuses industries prévoient en effet de se tourner vers ce mode de combustion, ce qui pose le risque d’une surconsommation. Un constat partagé par Réseau Action Climat, qui expose dans un article publié l’année dernière que « le potentiel d’augmentation de production de la biomasse en France est restreint ». 

Une alternative à ce dispositif consisterait à brûler des déchets industriels provenant d’autres usines. Là encore, la prudence est de mise. D’après Sean Coq, « il faut se mettre en tête qu’il n’y a pas de solution parfaite ». Pour les déchets, c’est au niveau du transport que le bât blesse : plus de transports, plus d’émissions carbone. Et brûler des déchets serait « contradictoire avec les nombreux discours zéro-déchet ».

À l’heure où l’urgence environnementale se fait toujours plus pressante, les solutions visant à décarboner l’industrie cimentière ne sont clairement pas à la hauteur. Une situation alarmante qui ne paraît pourtant pas bousculer les certitudes de Jean-Baptiste Cheuret. « Aujourd’hui, le béton est nécessaire à notre quotidien. On doit trouver un moyen de parvenir à la neutralité carbone, mais on va y arriver, j’en suis sûr ».