Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de maires font le choix d’armer leur police municipale. Dans l’imaginaire collectif, l’étiquette politique du maire et le taux de délinquance influencent la décision de l’élu. Notre enquête sur le cas de la Gironde démontre le contraire.

Bordeaux, jeudi 11 avril 2024, 11 heures. Les passant·es regardent avec curiosité dans la direction des petits bosquets où, la veille au soir, un homme a agressé au couteau deux hommes qui buvaient des bières aux abords du miroir d’eau. L’un d’eux a succombé à ses blessures. Le lendemain, les journalistes venu·es écouter le point presse du maire sur la situation, Pierre Hurmic, ont remplacé les jardiniers qui travaillent habituellement sur les parterres de fleurs. Un événement qui vient attiser le débat sur l’armement létal des policier·ères municipaux·ales, déjà bien engagé depuis plusieurs semaines, voire depuis plusieurs années. 

Dans cette ville, les policier·ères municipaux·ales n’ont jamais été équipé·es d’une arme létale. En Gironde, d’importantes disparités existent. Au sein de la métropole de Bordeaux, plusieurs communes se sont armées ces deux dernières années, à l’image de Talence, Pessac ou Bruges.

En France, les polices municipales ont toujours pu disposer d’une arme létale. Du moins, depuis la loi du 6 avril 1884 qui répartit les pouvoirs de police entre maires et préfet·es. Ce texte laisse le choix aux édiles de composer leur propre police armée, à condition qu’une demande motivée soit formulée à la préfecture. Trois catégories d’armes existent, allant du simple bâton de défense à l’arme de poing, considérée comme létale. 

Dans l’imaginaire collectif, l’étiquette politique du·de la maire et le taux de délinquance influencent la décision de l’élu·e. Mais quels sont réellement les paramètres qui influencent le choix du·de la maire d’équiper ses agents d’une arme létale ? 

Pour les besoins de l’enquête, nos journalistes ont contacté les 99 communes du département de la Grionde possédant une police municipale. Avec comme objectif de les trier en trois catégories distinctes : les polices dont les agent·es sont équipé·es d’une arme létale, celles dont les agent·es seront prochainement équipé·es d’une arme létale et celles dont les agent·es ne sont pas équipé·es d’une arme létale. Un jeu de données créé de toutes pièces, une telle base de données n’existant pas avant la parution de cette enquête. 

Un choix déterminé par la délinquance ? À nuancer… 

En même temps que le sentiment d’insécurité des Français·es augmente, le nombre de policier·ères municipaux·ales grandit. 11 000 agent·es supplémentaires devraient être embauché·es par les maires d’ici les élections municipales de 2026, selon le ministère de l’Intérieur. L’armement létal des policier·ères municipaux·ales est-il lui aussi influencé par les crimes et délits ? 

À Talence, le chef de cabinet du maire de centre-droit, Pierre-Étienne Brouté, affirme que « les policiers municipaux souhaitent être dotés d’un équipement qui leur permet de réagir à n’importe quel type de menace, en raison de l’augmentation de la délinquance dans la métropole de Bordeaux ». Toutefois, les chiffres ne viennent pas confirmer ces propos.

Ce graphique recoupe le taux de crimes et délits par commune et la présence ou non d’une police municipale équipée d’une arme létale. Pour une lecture plus aisée, nos journalistes ont attribué aux communes girondines une note située entre 0 et 20 points. 13,9 étant le taux maximal de crimes et délits enregistré dans le département ; 0 étant le taux le plus faible. Les communes ont ensuite été rassemblées dans des intervalles de 2,5 points. 

Dans le cas des communes affichant un taux de délinquance élevé – situées entre 12,5 et 15 points – 100 % d’entre elles disposent d’une police municipale. 50 % d’entre elles sont équipées d’armes létales. À l’inverse, dans les intervalles qui correspondent à des taux de délinquance faible – entre 0 et 5 points – la part des communes équipées d’armes létales est plus basse. À première vue, il semblerait qu’il existe un lien entre taux de délinquance élevé et armes létales. 

Toutefois, en termes de valeur absolue – c’est-à-dire le nombre de communes et non plus le pourcentage – les résultats sont tout autres. L’intervalle à taux de délinquance élevé – entre 12,5 et 15 – comporte peu de communes. Le pourcentage des polices équipées d’armes létales est donc artificiellement élevé. À l’inverse, beaucoup de communes enregistrent un très faible taux de délinquance et se retrouvent dans les intervalles inférieurs. Ainsi, la majorité des communes équipées d’armes létales enregistrent un taux de crimes et délits faible. 

Un autre argument récurrent du débat sur l’armement létal des policiers municipaux est la couleur politique du maire.

Un choix des maires de droite ? Halte aux faux-semblants !

La croyance populaire veut que les maires de droite aient davantage tendance à doter leurs agent·es d’armes létales que les élu·es de gauche. Afin de tester cette nouvelle hypothèse, nos journalistes ont déniché les dates de mise en circulation de l’arme létale dans chaque commune concernée. Avec comme objectif de déterminer sous quelle mandature la décision a été prise. Quatre tendances politiques, allant de la gauche à la droite, en passant par le centre et le divers, ont été déterminées pour trier les élu·es selon la couleur politique qui leur correspond le mieux.

Comme le montre le graphique, aucun groupe politique ne se détache vraiment. Quinze élu·es « divers » ont équipé leur police municipale d’une arme létale, douze élu·es de droite l’ont fait, tout comme neuf autres élu·es de gauche. La sociologue spécialiste des polices municipales Virginie Malochet entend rester prudente concernant l’incidence du facteur politique. « On a tendance à dire que la gauche est préventive tandis que la droite est interventionniste, sauf qu’il faut nuancer. Plusieurs cas de figure locaux sont des contre-exemples ».

La sociologue spécialiste des polices municipales Virginie Malochet entend rester prudente concernant l’incidence du facteur politique. « On a tendance à dire que la gauche est préventive tandis que la droite est interventionniste, sauf qu’il faut nuancer. Plusieurs cas de figure locaux sont des contre-exemples ». La commune girondine de Saint-Médard-en-Jalles est l’exception qui ne confirme pas la règle. Son maire « union de gauche », Stéphane Delpeyrat, a reconduit l’arme létale au sein de sa police municipale, qui avait été mise en place par son prédécesseur de droite. Pour Dahbia Rigaud, l’élue à la sécurité, « au regard du contexte actuel il n’y avait pas de raison de désarmer. La police municipale doit pouvoir se protéger elle-même et protéger nos habitants. Il ne faut pas être dans le déni. Un policier non armé ne peut pas intervenir immédiatement ». Depuis l’arrivée du maire actuel, les agents de la commune ont renoué avec leur rôle de police de proximité. Pour elle, le clivage gauche-droite est dépassé. « Avant, la gauche était très frileuse à parler de sécurité. C’est aujourd’hui une priorité. »

Un sentiment d’insécurité grandissant ? Très certainement…

Depuis la vague d’attentats de janvier 2015 en France, la conception de la police municipale a évolué. En tête, pour beaucoup, la mort de Clarissa Jean-Philippe, abattue d’une balle dans le dos par le terroriste Amedy Coulibaly le 8 janvier de cette même année. Les questions de sécurité se sont depuis imposées dans le discours politique et médiatique. Depuis dix ans, la sécurité figure sans discontinuer sur le podium des priorités des Français·es. 

En réponse, le cadre juridique encadrant l’armement des policier·ères municipaux·ales a évolué. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Bernard Cazeneuve, a diffusé une circulaire assouplissant les conditions de port d’armes. Franck Amédro, formateur à l’usage des armes, explique que « les préfets ne peuvent plus refuser d’autoriser l’armement des policiers municipaux en prétextant que le taux de délinquance de la commune n’est pas assez élevé, alors qu’ils en avaient la capacité auparavant ». En conséquence, les maires arment davantage leurs policier·ères municipaux·ales. 

Depuis cette date, le curseur sur la doctrine du maintien de l’ordre s’est déplacé. La police municipale n’est plus « de proximité », elle devient interventionniste. Doté·es d’une arme létale, les policier·ères municipaux·ales peuvent désormais se substituer à leurs homologues de la nationale, qui se désengagent de plus en plus des territoires, comme le montre le taux d’engagement des effectifs sur le terrain. D’après la Cour des comptes, en 2011, les policier·ères nationaux·ales passaient 39 % de leur activité hors des locaux. Ce chiffre a baissé de deux points en l’espace de dix ans. Une observation faite par l’ensemble des élu·es contacté·es dans le cadre de cette enquête. 

La sociologue Virginie Malochet explique que la police municipale a changé de prérogatives à partir du moment où elle s’est dotée d’une arme létale. La police nationale, elle, s’est donc désengagée. L’arme létale devenant un outil privilégié des agent·es qui la portent, armer sa police devient un argument au moment du recrutement. « Parmi les facteurs de possession d’armes létales, la fidélisation est un argument décisif pour les mairies », explique la sociologue. 

Le cas de la ville de Talence, qui propose l’armement létal, abonde dans ce sens. Le chef du cabinet du maire, Pierre-Etienne Brouté, voit chaque année des policier·ères issu·es de communes non armées grossir ses rangs. « Avec ce dispositif, ils ont l’impression d’être reconnus », analyse-t-il.

Ce choix est coûteux. À Talence, « la sécurité n’a pas de prix ». Mais pour les plus petites communes, qui disposent d’un budget à la hauteur de leur importance démographique, c’est une autre affaire. Comme le met en évidence la carte des polices municipales équipées d’une arme létale en Gironde en 2024. 

L’armement nécessite l’acquisition de locaux sécurisés, de coffres-forts scellés au sol, d’outils de traçabilité et de formations au cadre juridique et au tir. En moyenne, une arme coûte 350 euros, sans compter les munitions, l’entretien du matériel et les locaux.

C’est donc davantage une tendance générale à l’armement qui explique les choix personnels des élu·es. Indépendamment d’ailleurs du taux de crimes et délits et des positions politiques, le clivage gauche-droite devenant obsolète. En France, certains bastions de la gauche résistent. À l’image de Paris, Nantes et Bordeaux. 

Quelles sont les villes qui résistent ? Celles de gauche…

À Bordeaux, les policier·ères municipaux·ales n’ont jamais été doté·es d’une arme létale. Le débat a été relancé ces dernières semaines. Le maire de la ville, Pierre Hurmic, a accordé une interview au « Monde » mercredi 3 avril où il a exprimé sa stratégie : augmenter le nombre de policier·ères municipaux·ales sans pour autant les équiper d’armes létales. 

En marge de la conférence de presse organisée au lendemain de l’attaque au couteau qui a eu lieu à proximité du miroir d’eau, son adjoint à la sécurité, Marc Etcheverry, nous confie sa vision du maintien de l’ordre. « La police municipale ne doit pas se substituer à la police nationale. Elle est déjà suffisamment armée pour répondre à ses missions de tranquillité publique. » À la ceinture, les agents portent un bâton de défense et un Taser. Il ajoute : « L’armement létal à Bordeaux serait une erreur stratégique et une fuite en avant ». Avec comme crainte le désengagement de l’État, impliquant une baisse de la présence sur le terrain de la police nationale à Bordeaux. 

L’élu à la sécurité affirme que « les agents de police municipale de la ville ne veulent pas être armés ». Une déclaration que vient nuancer l’ancien maire de la capitale girondine, Nicolas Florian. « Beaucoup de policiers municipaux sont d’anciens militaires ou d’anciens policiers nationaux. Les désarmer n’est donc pas chose aisée. Mais comme dans toute collectivité, tout le monde n’est pas d’accord ». 

Devant les arguments répétés du maire de Bordeaux pour une police non armée, l’opposition de droite s’est empressée d’organiser une consultation populaire auprès des Bordelais·es. Qui se fait dans l’émoi au regard de l’actualité anxiogène. Son initiateur, Nicolas Florian, conseiller municipal d’opposition, appelle le maire écologiste à « consulter, anonymement s’il le faut, les policiers municipaux ». C’est dire qu’entre les murs de l’Hôtel de Ville, la minorité de droite se sent malmenée. Accès restreint aux dossiers, interdiction d’interroger la police municipale, « Pierre Hurmic refuse le débat. Il sacrifie la consultation citoyenne sur l’autel de son idéologie », fustige à son tour l’élu d’opposition Guillaume Chaban-Delmas.

Existe-t-il une culture de l’arme ? Selon les territoires…

Pourtant, la question de l’armement est au centre du débat depuis Alain Juppé, l’ancier maire de droite, au moment des attentats de Paris en 2015. La préfecture de la Gironde, 250 000 habitants, a été sonnée, comme toutes les autres communes de l’Hexagone, par les attaques armées qui se sont par la suite succédées un peu partout en France. Aux commandes à Bordeaux de 2019 à 2020, Nicolas Florian « regrette » de ne pas avoir eu le temps d’introduire l’arme létale au sein de la police municipale.   

Autre sujet de désaccord, l’embauche des policier·ères municipaux·ales. Quand la majorité de gauche se vante d’avoir recruté douze agent·es l’an passé, la droite bordelaise déplore un manque d’attractivité de la ville. Un argument partagé plus haut par le chef de cabinet du maire de la commune voisine de Talence, Pierre-Etienne Brouté, qui voit affluer des policier·ères bordelais·es dans les rangs de sa police. 

Les syndicats de police municipale poussent-ils à l’armement létal ? Pour Jean-Michel Weiss, secrétaire national de la Fédération autonome de la fonction territoriale en charge de la police municipale, c’est un non sujet. « Nous ne faisons pas de politique. Mais nous voulons évidemment que tous les policiers municipaux soient armés. » Pour lui, l’arme est indissociable de l’uniforme. « Lorsque j’interviens dans les écoles avec un collègue non armé, les enfants disent que c’est un faux policier. » 

En 2022 en Gironde, seuls 24,1 % des policier·ères municipaux·ales étaient doté·es d’une arme de poing, selon la Gazette des Communes. À l’inverse, le département de l’Hérault est, lui, doté d’agent·es équipé·es d’une arme létale à hauteur de 88 %. Jean-Michel Weiss explique qu’il existe une culture de l’arme différente dans chaque territoire. Et la Gironde fait partie de ceux qui ont historiquement très peu armé. Le facteur géographique étant déterminant, cette enquête s’applique au cas singulier de la Gironde.

Une enquête signée Damian Cornette, Lisa Défossez, Sahra Kadi-Pasquer, Manon Kraemer, Zian Palau et Adrien Voyer

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