Les coulisses de l’enquête sur les quartiers prioritaires et le tennis français

Pendant deux semaines, nous avons croisé données, témoignages et observations de terrain pour comprendre les inégalités d’accès au tennis dans les quartiers populaires de la Gironde. Voici les coulisses de cette enquête.

I- Les premières hypothèses : 

Notre enquête est née d’une intuition : le tennis est souvent perçu comme un sport de riches. Mais qu’en est-il concrètement sur le territoire girondin ? Où sont situés les courts ? Qui y joue ? Comment les jeunes des quartiers populaires y ont (ou pas) accès ?
Pour y répondre, nous avons articulé notre travail autour de deux axes : l’analyse de données et le reportage de terrain. Voici comment notre investigation a pris forme.

II – Lundi : première analyse des données et répartition du travail

On s’est lancé dans l’exploration cartographique et d’analyse de données chiffrées. À partir du référencement des courts de tennis en Gironde publié par le ministère des Sports (1 108 terrains), on a superposé ces données cartographiques aux données carroyées de l’INSEE, issues de l’enquête Filosofi 2019, et permettant d’identifier les zones marquées par la pauvreté, les logements sociaux ou un niveau de vie faible. Le but était de prouver l’hypothèse suivante : en Gironde, il y a peu de courts de tennis dans les quartiers pauvres. Cela expliquerait en partie pourquoi cette pratique sportive est limitée chez les jeunes de quartiers populaires. 

Le tout est traité via QGis, logiciel de cartographie open source. Les carreaux représentent donc, comme dans la cartographie infracommunale de l’INSEE, des statistiques socio-économiques (part des ménages pauvres, taux de logements sociaux, niveau de vie des individus) sur une zone de 200m. Sur QGis, nous commençons par appliquer ces données (récupérées en fichier GeoJson) sur un fond de carte OpenStreetMap. Nous décidons ensuite de créer une zone tampon de 500m autour de chaque terrain. Grâce à cela, seuls les carreaux de 200m autour de chaque terrain seront visibles sur notre carte. Cela nous permet d’identifier la zone dans laquelle se trouve les terrains, bien plus qu’en prenant simplement le carreau dans lequel se trouve le terrain. Puis, nous créons une couche vectorielle sur QGis pour chacune des 3 données socio-économiques qui nous intéressent. Nous privilégions un dégradé de couleur rouge, en reprenant les critères de l’Insee (par exemple : plus la couleur est sombre, plus il y a de logements sociaux dans cette zone). 

Un premier fichier google Sheets est créé pour croiser les deux jeux de données trouvés. Un document drive commun est mis en place pour centraliser les documents. Objectif : pouvoir calculer les caractéristiques socio-économiques de l’environnement de chaque terrain, dans un rayon de 500 mètres.

III – Mardi : Poursuite du travail de data

On affine le fichier. Des erreurs sont repérées : carreaux dupliqués, colonnes mal alignées. On reconstitue un tableau propre. À partir de là, un tableau croisé dynamique est élaboré : pour chaque court de tennis, on obtient la moyenne du pourcentage de ménages pauvres, du taux de logements sociaux et du niveau de vie des alentours.
Exemple marquant : autour du stade Fernand Rode à Abzac, les ménages sont pauvres à 15,6 %, il y a 21,2% de logements sociaux, et le niveau de vie moyen des individus est de 20 786 €/an.

Parallèlement, le périmètre des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) est téléchargé et intégré dans QGis pour observer leur proximité avec les courts girondins.

1. Prix du tennis : un autre critère d’inégalité

Simultanément on s’attaque à un autre aspect des inégalités : le coût. On récolte les prix des licences FFT, l’équipement (via un guide L’Équipe) et même le prix de construction d’un terrain, via des appels à des entreprises spécialisées.

Le mardi, on tente de savoir si le tennis est enseigné à l’école. On multiplie les appels à la Direction des Services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN) et le Service Départemental à la Jeunesse, à l’Engagement et aux Sports (SDJES),  en vain. C’est à partir des données récoltées ce jour-là, que l’on réussit jeudi à élaborer deux infographies : l’une sur les origines sociales du top 5 français, l’autre sur le coût du tennis pour un adolescent fictif de 13 ans, pour illustrer de manière concrète les barrières financières.

2. Les réponses apportées par le terrain

On part à la rencontre des clubs de tennis dans les villes concernées : Floirac, Lormont, Cenon, Bassens, mais aussi des clubs “aisés” comme Primerose ou les JSA Bordeaux.

On interroge Emmanuel Sagardoy, directeur sportif du club de Lormont, pour qui l’image élitiste du tennis freine la venue des jeunes des quartiers. “Ce n’est pas le coût qui bloque, mais le manque de présence du tennis sur le terrain.”
Même constat à Cenon où Francisco Tayana confirme : son club est adossé à un quartier populaire, pourtant seulement 10 % de ses licenciés sont défavorisés. Ces renseignements nous permettent d’illustrer un des axes de notre enquête, l’image élitiste de ce sport.

Le reportage se poursuit au club des Girondins de tennis. Florian Remond, coach, et Josselin Ouanna, ex-88ème mondial, y accompagnent des jeunes à très haut niveau.
Leur programme ? Près de 25 000 euros par an pour la formule la plus chère. Un monde très éloigné des réalités populaires. Mais Ouanna, lui-même issu d’un milieu modeste, nuance : il a été détecté et entièrement financé par la fédération. Selon eux le tennis en soit ne coûte pas si cher, mais ils l’admettent, c’est pour accéder au haut niveau que les inégalités s’accentuent. 

3. L’éclairage de la sociologie

Notre entretien avec le sociologue Gilles Vieille Marchiset permet également de mettre en lumière les freins culturels, symboliques et sociaux qui pèsent sur la pratique du tennis dans les quartiers populaires. Selon lui, l’enjeu dépasse le coût : le tennis reste perçu comme un sport d’entre-soi, inaccessible. Il plaide donc pour un accompagnement durable par des éducateur·ices socio-sportif·ves formé·es, à l’image d’associations comme Fête le Mur que nous interrogerons le lendemain. 

IV – Mercredi : Fête le mur, l’exception qui confirme la règle lol

Virée dans le quartier Saige à Pessac, pour observer un atelier Fête le mur, une association fondée par Yannick Noah. Ici, quinze enfants jouent, rient, s’encouragent. “C’est plus qu’un entraînement, c’est un lieu de vie”, note Victor Chevallier, encadrant et directeur de l’association en Gironde. Dans cette association, le tennis devient prétexte pour briser les barrières sociales. Le projet inverse la dynamique : c’est le sport qui vient au quartier.

Ce jour-là, le travail de données consiste, lui, à rajouter dans notre tableur (et par la suite dans notre tableau croisé dynamique) de nouveaux indicateurs qui apparaissent intéressants pour notre enquête. Le terrain est-il accessible en transports publics ? Est-il couvert ou à découvert ? Le manque d’expérience sur un jeu de données aussi important entraîne quelques erreurs techniques, et prolonge donc des tâches censées être réalisées plus rapidement. Nous nous rendons aussi compte qu’il pourrait être intéressant, dans l’article, d’expliquer pourquoi avoir choisi la Gironde comme terrain. Nous récupérons alors des données du ministère des Sports qui attestent que la Gironde est le département français où il y a le plus de courts de tennis. 

De plus, nous recensons les frais d’adhésions à plusieurs clubs girondins (une vingtaine, représentative, avec des différences socio-économiques). Cela nous montre une évolution assez nette du prix d’adhésion à un club, en fonction du niveau de vie de la zone dans lequel il se trouve. C’est représenté dans notre enquête par un diagramme. 

V – Jeudi : Chercher la parole politique

En rédigeant, on réalise qu’il nous manque un point de vue : celui des décideur·ses public·ques. Un rendez-vous est fixé en dernière minute jeudi matin avec Philippe Escousse, directeur des sports de la ville de Cenon, pour comprendre les critères d’investissement dans les équipements sportifs et les priorités politiques et donc expliquer pourquoi il existe si peu de terrain en libre accès dans les QPV alors que les city stades pour le football se multiplient.

Cet entretien nous éclaire donc sur la stratégie municipale de Cenon en matière d’accès au tennis : rénovation des courts, initiation dans les écoles des QPV, soutien à l’association Fête le Mur, et aides financières aux familles. Si la création d’un terrain en accès libre est envisagée, la mairie estime que la demande reste faible. Elle attend un engagement plus fort du club avant d’investir davantage, pointant des tensions récurrentes entre pratiques libres et logiques associatives. Nos interlocuteur.ice.s se renvoient la balle sur la responsabilité de l’inaccessibilité de ce sport aux jeunes de quartiers populaires. 

Le travail de données s’achève en instaurant un nouvel indicateur que l’on retrouve dans notre enquête : la comparaison entre le niveau de vie médian en Gironde et le niveau de vie moyen de la zone où se trouve l’installation. Une fois ce critère établi, nous dressons un nouveau tableau croisé dynamique et nous analysons les données. Entre autres analyses à retrouver dans notre enquête, on observe que les installations se trouvant dans les zones les moins aisées ont bien plus souvent des terrains découverts, ce qui peut poser problème en fonction de la météo.

VI- Les interlocuteurs·rices

Parallèlement à l’analyse des données et au travail de documentation, nous avons multiplié les échanges avec des acteur·rices directement confronté·es à la réalité du terrain. Dès le lancement de notre enquête, nous avions pour objectif de recueillir les témoignages de professionnel·les, d’encadrant·es et de jeunes confronté·es aux obstacles qui freinent l’accès à la pratique du tennis. Après de nombreux contacts, nous avons pu dialoguer avec l’association Fête le mur, les clubs de Lormont et de Mérignac, ainsi qu’avec la mairie de Cenon. En parallèle, nous avons également cherché à solliciter des sociologues spécialistes du sport, afin d’apporter un éclairage théorique à notre investigation.

1. Les témoignages

Florian Remond et Josselin Ouanna : Au club des Girondins de Bordeaux omnisport à Mérignac (tennis). Rencontre avec Florian Remond, coach de tennis et fondateur du CDHN (comité développement haut niveau) et Josselin Ouanna, ancien 88ème joueur mondial et actuel coach au CDHN. 

Philippe Escousse : directeur des sports de la ville de Cenon.

Victor Chevallier : directeur régional de l’association Fête le Mur Gironde.

Christopher 16 ans et maman de Laila 45 ans : adhérents à Fête le mur à Pessac.

Dominique Decoux : Fédération Française de Tennis. Vice-Présidente en charge de l’intégrité, de l’inclusion, et de la RSO (Responsabilité Sociétale des Organisations). 

Emmanuel Sagardoy : Directeur sportif du C.A Lormont.

2. Les expertises

Gilles Vieille Marchiset : sociologue du sport et directeur du laboratoire “Sport et Sciences sociales” à Strasbourg. 

VII – Les sources

1. Les ressources 

Le tennis et la conquête sociale des classes populaires de Karim Boutchich

Tennis et catégories sociales de Karim Boutchich 

Tennis : Pratiques et société de Françoise Rollan et Martine Reneaud

La pratique sportive dans les quartiers prioritaires : analyse, enjeux et controverses de William Gasparini, Gilles Vieille Marchiset

– Enquête métier Ligue Tennis Nouvelle Aquitaine (fichier pdf)

https://www.booska-p.com/sport/roland-garros-ou-sont-les-quartiers/ 

2. Les jeux de données

– Cartographie infracommunale Insee (pour les quartiers défavorisés)

– Données carroyées Insee 

Base de données terrains du ministère des Sports 

– Méthodologie référencements terrains Ministère des Sports

Pratiques sportives des collégiens par rapport aux revenus des parents 

Tableau 4 p.114

Pablo Perez, Louise Fornili, Enzo Calderon, Emma Likaj, Sacha Gaudin, Juliette Hirrien