Malgré la mise en place de zones protégées dans le golfe de Juan-les-Pins, près d’Antibes, de nombreux yachts continuent d’y poser l’ancre illégalement. Ce non-respect de la législation participe à la destruction des herbiers de Posidonie, piliers de la biodiversité marine. Entre 2023 et 2024, au moins une cinquantaine de bateaux ont ancrés dans ces zones protégées, détruisant durablement cet écosystème vital pour la Méditerranée.

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« Mon mari et les enfants allaient se baigner avec les hippocampes. Aujourd’hui, on n’en voit plus. » Depuis sa fenêtre, Brigitte Gourmanet ne distingue plus que des coques blanches et des ponts brillants : « Ce sont les gros yachts qui bouchent la vue. » À Cros-de-Cagnes, petit village de pêcheurs devenu station balnéaire, la militante de France Nature Environnement Alpes-Maritimes (FNE 06) se souvient encore de cette époque où les pêcheurs étaient rois.

Les pêcheurs de Cros de Cagnes ©Jean-Pierre Woignier

Désormais, elle ne consacre plus son temps à contempler le littoral, mais à le défendre. Trésorière de l’association, elle prépare l’assemblée générale sur la protection des mers et des océans aux côtés de Jeannine Blondel, présidente de FNE 06. Ensemble, elles militent pour une meilleure reconnaissance des herbiers marins dans tout le département. « Il faut faire attention à bien parler de l’herbier de posidonie et de cymodocée », insiste Jeannine.

20% des espèces marines de la Méditerranée vivent dans ces herbiers

La posidonie, plante à fleurs de Méditerranée, se trouve arrachée, ancrage après ancrage. Pourtant, « l’herbier de posidonie est un écosystème qu’on ne trouve qu’en Méditerranée. Il est extrêmement important, car il joue de nombreux rôles à la fois », rappelle Sandrine Ruitton, écologue à Aix-Marseille Université.

Deux espèces de plantes marines en mer Méditerranée strictement protégée par la loi : les Cymodocea nodosa (à gauche) et Posidonia oceanica (à droite) ©Arnaud Abadie

Ces véritables forêts immergées abritent près de 20 % des espèces marines de la région. Toute une biodiversité y trouve refuge. Mais leur rôle dépasse largement la seule faune : les herbiers atténuent la houle des vagues, stabilisent les sédiments, protègent les plages de l’érosion et clarifient les eaux. Leurs feuilles mortes, accumulées sur les rivages, forment des banquettes naturelles qui nourrissent d’autres écosystèmes.

Des navires ancrés dans l’illégalité

Le 31 mai 2023, à la veille des Voiles d’Antibes — l’un des plus grands rassemblements de yachts du printemps méditerranéen — cinq yachts mouillaient dans des zones qui leur étaient pourtant interdites. Ces yachts mesurent entre 34 mètres et 60 mètres et pèsent jusqu’à 1000 tonnes. Cet ancrage est pourtant interdit par l’arrêté préfectoral de 2019 prévoyant des zones de mouillages organisé pour ce type de navire. Depuis 1988, la posidonie figure sur la liste des espèces végétales marines protégées, ce qui interdit sa destruction, même par négligence. Les peines encourues peuvent aller jusqu’à un an de prison et 150 000 euros d’amende.

Le 22 novembre 2024, le tribunal de Marseille jette un pavé dans la mare. Pour la première fois, les juges reconnaissent qu’un préjudice écologique est lié à la destruction d’herbiers. Les capitaines des yachts Take Off et My Falcon ont été condamnés à verser respectivement 86 537 € et 22 423 € à l’Agence de l’Eau Rhône Méditerranée Corse, pour financer la restauration des zones endommagées. Une décision historique, qui crée une jurisprudence : désormais c’est aux équipages de prouver qu’ils n’ont pas causé de destruction d’herbiers.

« C’est un des secteurs les plus fréquentés de la région, l’herbier du Golfe de Juan est un des plus dégradé »

Pierre Boissery, expert à l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse

Sur le terrain, les sept agents de la brigade nautique de la gendarmerie d’Antibes sont les seuls à pouvoir verbaliser les navires en infractions. La Préfecture maritime assure que la protection de la Posidonie « a fait l’objet d’avancées significatives, tant en matière de prévention que de répression ». Questionnée, l’institution n’a pas voulu communiqué le nombre de procès verbaux dressés dans le golfe de Juan.

Pour renforcer la surveillance maritime, l’Agence de l’eau et l’Oeil d’Andromède ont crée la plateforme MEDTRIX en 2013 qui permet de suivre les mouillages illégaux des bateaux. « Les secteurs ne sont pas délimités par des bouées car elles sont considérées comme des obstacles à la navigation et coûtent cher » déclare une source portuaire d’Antibes. Pour savoir où ancrer, des cartes marines sont accessibles aux capitaines et délimitent les zones autorisées.

L’ancrage répété des yachts dans l’herbier engendre l’arrachage des feuilles et le creusement de la matte en profondeur ©Arnaud Abadie

Portrait des monstres de la mer

« C’est un des secteurs les plus fréquentés de la région, l’herbier du Golfe de Juan est un des plus dégradé », analyse Pierre Boissery, expert à l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse. En croisant les données AIS avec les cartes des herbiers marins, l’enquête que nous avons menée a permis d’identifier 49 bateaux en infraction dans le golfe de Juan entre 2023 et 2024. Parmi ces bateaux, des yachts, et notamment des méga-yachts de plus de 60 mètres, y jettent l’ancre dans les herbiers malgré les arrêtés préfectoraux.

© Emma Bevivino

Avec un tonnage moyen de 505 tonnes et une taille moyenne de 47,6 mètres, ces navires dépassent de plus de 20 mètres la réglementation. « Quand vous avez un bateau de plus de 20 mètres, il y a de grande chance pour que la posidonie soit arraché pour toujours », affirme Pierre Boissery. Parmi eux, 46 navires ont été identifiés comme immatriculés dans 13 pays différents. Trois navires français ont été repérés en illégalité.

© Yann Guenon

« S’il y avait plus de bouées d’amarrage et de contrôles policiers, ce type de situations n’arriverait pas », rebondit Bruno Deslaspre, ancien capitaine de yacht dans la région. « À titre d’exemple, il n’y avait qu’une bouée de mouillage à Porquerolle jusqu’en 2020 ». Selon lui, la mer Méditerranée ne compte pas assez de zones protégées pour garantir la protection de l’herbier. 

« On utilise des logiciels de navigations sur lesquels ces algues ne sont pas répertoriées, il suffit du jour où l’eau est trouble, et une erreur est vite arrivée », ajoute-t-il. Il y a quelques années, cet ancien navigateur de la mer Méditerranée a été verbalisé en Corse, pour avoir mouillé dans une zone où se trouve l’herbier. « Ce n’était évidemment pas volontaire », regrette-t-il. 

Dans le golfe de Juan-les-Pins, ce manque d’infrastructure s’explique aussi par une récente explosion du tourisme de luxe. « Les gens qui ont de l’argent veulent se regrouper entre milliardaires », conclut Bruno Delaspre.

À terre, les voix s’élèvent

À 87 ans, Jeannine Blondel, présidente de FNE 06, continue de dénoncer l’impact du sur-tourisme dans la zone. « La Côte d’Azur est devenue invivable. Le surtourisme a tout balayé. On alerte, on dénonce, mais personne ne nous écoute. » Son amie, la trésorière de l’association, Brigitte Gourmanet, renchérit : « Il y a trente ports sur quarante kilomètres mais les yachts mouillent dans la baie. C’est plus simple, moins cher. Et personne ne contrôle rien. »

Un mouillage écologique, une vis écologique, dans une zone de mouillage et d’équipements légers (ZMEL), en bordure d’herbier dans la calanque de Port d’Alon à Bandol ©Arnaud Abadie

Ce qui se joue au large d’Antibes se répète sur l’ensemble du littoral méditerranéen. Malgré une baisse nette des ancrages illégaux, la dégradation des herbiers se poursuit.

Pour y faire face, des zones de mouillage et d’équipements légers (ZMEL) ont été mises en place en 2020, suite à l’arrêté préfectoral, notamment à Antibes ou autour des îles de Lérins. Ces zones interdisent l’ancrage toute l’année et proposent des bouées “écologiques”, limitant la dégradation des herbiers, mais leur déploiement reste limité.

Emma Bevivino, Jean-Baptiste Stoecklin, Nathan Clergue, Yann Guenon, Pierre Cazemajor

La matte morte c’est quoi ?

Lorsque les herbiers sont détruits, du CO2 est relâché dans l’eau, puis dans l’atmosphère. Une bombe climatique invisible, déclenchée par de simples chaînes d’ancre.

« Leurs tiges souterraines forment des mattes qui emprisonnent durablement le CO₂, bien plus que les forêts tropicales à surface équivalente »
Sandrine Ruitton, chercheuse à Aix-Marseille Université.